18 mai 2015
Simone Schwarz-Bart : « La réalité du XXIème siècle, c’est le métissage » The-dissident.eu | Publié le 18 mai 2015 Par Julien Le Gros Quelle est l’histoire de ce manuscrit, reconstitué des années après son écriture? Mon mari André qui, après 1972, avait décidé de ne plus publier, a beaucoup détruit ses manuscrits, ses feuillets, ses cahiers. Il m’avait dit qu’il avait détruit les manuscrits du cycle antillais, et j’étais persuadée qu’il n’y avait plus d’espoir d’une quelconque publication. C’est l’obstination de Francine Kaufman, une chercheuse de Jérusalem, qui a permis de ressusciter cette œuvre. Venue en Guadeloupe, elle a trouvé un fond très précieux : différentes versions de manuscrits, des cahiers qui se suivaient, des parties manquantes… Ça a été une chasse au trésor, qui donne ce texte final, que je co-signe avec André. Nous avions écrit ensemble le premier tome, « Un plat de porc aux bananes vertes », en 1967. Nous continuons avec « L’ancêtre en solitude »1. Ce n’est pas courant d’écrire avec un mort. Ça a été un processus douloureux, mais nécessaire. Il est temps aujourd’hui que ce travail soit restitué. Ce travail fait partie d’un cycle antillais qui doit rassembler sept volumes, dont « Un plat de porc aux bananes vertes », « La mulâtresse solitude », « Pluie et vent sur Télumée Miracle »… On a tout simplement voulu porter au monde les histoires de ces générations d’hommes et de femmes. Les porter à la génération montante antillaise. Notre ambition était de replacer ces personnages dans leur propre histoire, de manière à ce que les nouvelles générations continuent les projets, la manière de vivre, la métaphysique, la sagesse que les anciens ont initié. Qu’ils puissent s’appuyer sur leur propre mémoire. Retrouver le fil de cette généalogie. N’avez-vous pas le sentiment que cette mémoire est un peu oubliée par les nouvelles générations ? Je n’en ai pas que l’impression. Aux Abymes, en Guadeloupe, il y a la statue de la mulâtresse Solitude2. Comme partout dans le monde, les gens ont tout simplement besoin de mythes fondateurs et, surtout, de héros auxquels s’identifier. Une femme comme la mulâtresse Solitude est une icône. Nos écrits expriment le souhait et l’envie de composer une galerie de portraits qui serve de miroir à ceux qui le voudront. Le récit a pour cadre le Morne Pichevin [un quartier de Fort-de-France], qui a aussi donné son nom à un roman de Raphaël Confiant en 2002. Avec, en toile de fond, l’éruption de la Montagne Pelée, qui a rasé la ville de Saint-Pierre en 1902… Je n’ai pas été en Martinique à l’époque où ce récit a été écrit par André. Lui y a séjourné. Les noms de lieu viennent de lui, mais aussi d’une volonté de placer cette histoire à Saint-Pierre. Ce monde lui était très cher, d’autant qu’il a disparu. Il y a comme une réversibilité entre le monde yiddish d’où est issu André, qui a complètement disparu, et la population de Saint-Pierre qui est partie d’un coup. C’est une espèce de passerelle entre les désastres, d’un monde à l’autre. Dans « Le dernier des justes », pour lequel il a reçu le prix Goncourt en 1959, votre mari abordait sa propre souffrance et celle du peuple juif, de l’an mille à la Shoah, qu’il a vécu. Vous même êtes porteuse des affres de cette mémoire de l’esclavage, dont vous êtes une descendante. Aviez-vous en commun cette exorcisation de la souffrance par l’écriture? Nos écritures sont une double captation. L’histoire a commencé le plus naturellement du monde avec « Le plat de porc aux bananes vertes ». Le récit se passe se passe dans un asile de vieux, à Paris où arrive une vieille femme antillaise, Mariotte. Elle commence à écrire, se sent dépossédée, seule. Elle se réapproprie les personnes qu’elle a côtoyées, et leur donne pleinement le droit de rentrer dans l’Histoire universelle. C’est un zoom, avec un angle le plus large possible, sur nous-mêmes, descendants d’esclaves. Plus on aura d’exemples, et plus on élargira notre famille, qui est grande. Notre Histoire commence par un exode, un exil fantastique. On part de l’Afrique. Puis il y a cette traversée dans cet espace concentrationnaire que sont les cales des bateaux négriers. Cette dépossession de soi-même se fait à l’arrivée par une vente déshumanisante, humiliante, sans qu’on sache ce qu’il adviendra de soi, ni ce qui nous attend. Tous ces avatars doivent être intégrés. Avant, on ne nous apprenait pas ça au cours de notre scolarité. On s’est retrouvés dépossédés de nous-mêmes. Quand il y a eu l’abolition de l’esclavage, on a commencé à se réapproprier notre Histoire. Celle-ci a commencé avec les générations qui ont suivi l’abolition. Le moment où on retrouve sa dignité, où l’on peut avoir un nom, où l’on se redresse. On a besoin de se réapproprier et de mettre à jour toute cette généalogie. De façon à ce que la mémoire ne soit pas brisée, mais réparée. Comment jugez vous les concurrences mémorielles auxquelles on assiste parfois ? Les souffrances ne se pèsent pas sur des balances. Chacune d’entre elles est unique et peut entrer en résonance avec celle de l’autre. Il n’y a aucune gloire à être une victime plus parfaite qu’une autre. La concurrence entre les mémoires est puérile, complètement contre-productive, et injuste. C’est comme si chacune des parties avait souffert pour rien. Il faut être digne quand on a une telle hérédité. Embrasser la souffrance de l’autre ne fait que nous grandir. Les racines africaines des afro-descendants ont irrigué l’œuvre de Césaire ou Maryse Condé. Vous même avez étudié à Dakar au Sénégal… L’acceptation de notre partie africaine a été quelque chose de très important. Tout commence avec l’Afrique. Cependant, l’Afrique est plus grande que l’Afrique. Elle a donné au monde toute cette diaspora qu’on retrouve aux Caraïbes, au Brésil, sur le continent américain. Comme si, depuis l’Afrique, il y avait eu une génération qu’on appelle en créole des « grenn promené ». Ceux-ci ont germé et fait des pays où ils ont été conduits une espèce de Méditerranée du XXIème siècle. C’est le fruit de la rencontre de tous ces mondes: africain, amérindien, européen, asiatique, avec leurs fulgurances. Il y a quelque chose d’unique et inédit, qui s’imagine chaque jour davantage. Pourquoi ce silence littéraire dans les années 70 qui ont été bouillonnantes, marquées par le nationalisme antillais et sa volonté d’émancipation? Nous ne sommes pas des vieux peuples, notre Histoire est toute neuve. Dans la construction identitaire, il y a des moments plus obscurs que d’autres. Ce sont des coulées de temps qu’il faut dépasser et endosser pour continuer à vivre. Quand on a l’impression, peut-être fausse, que ce qu’on écrit n’est pas nécessaire et ne crée pas le lien que l’on souhaite, peut-être vaut-il mieux ne pas le présenter au monde ? Ce travail [le cycle antillais, ndlr] était peut-être trop précurseur. À l’époque, ça n’a pas été bien compris aux Antilles. Néanmoins, on a continué à écrire, sans publier. Finalement, même si André n’a été compris qu’après sa disparition, « L’Ancêtre en solitude » est une sorte de réparation d’un tissu qui a été déchiré. L’œuvre est là, elle continuera à paraître. Le travail est déjà avancé. Il faut simplement le mettre à jour et continuer la suite de ce cycle antillais. Dans ce cycle, il y a « Un plat de porc aux bananes vertes», « La mulâtresse solitude », signée seulement par André, « L’Ancêtre en solitude», qui est présentée aujourd’hui, et dont la suite viendra sous peu… Dans son corpus, Patrick Chamoiseau revendique une filiation avec « Pluie et vent sur Télumée Miracle », votre oeuvre de 1972 devenue un classique de la littérature antillaise… « Pluie et vent sur Télumée Miracle », c’était la créolité avant la créolité. Patrick Chamoiseau a merveilleusement trouvé une écriture qui correspond à notre aire géographique, à ce que nous avons inventé comme manière d’être et de dire ce que nous sommes. C’est un très grand écrivain, et un homme exceptionnel. Comme Édouard Glissant, vous avez toujours défendu dans votre œuvre que la créolisation du monde, le métissage, est non seulement irréversible mais souhaitable… Le métissage est nécessaire parce qu’il est, tout simplement! À l’heure actuelle, on ne vit pas dans le monde, on vit dans les mondes. Forcément il y a rencontre, copie, pillage, utilisation planétaire de toutes les données, les races, les cultures. C’est un choc et une rencontre exceptionnelle entre les cultures. Il faut apprendre à voir et détecter tout cela. C’est notre réalité, celle du XXIème siècle. Vouloir le nier, c’est nier l’évidence! Vous vivez à Goyave en Basse-Terre, en Guadeloupe. Dans les médias, beaucoup d’images négatives circulent sur la Guadeloupe, notamment sur la flambée de la criminalité. Quel est votre sentiment ? Ça se dégrade partout dans le monde. On n’entend que cela. En Guadeloupe, les choses ne vont pas aussi bien qu’elles le pourraient. Mais on sera certainement amenés à dépasser tout cela. Nous sommes obligés de créer quelque chose de nouveau, parce qu’on est confrontés à notre exiguïté territoriale au quotidien. C’est vrai que nous avons une certaine malchance. Mais nous sommes un peu des magiciens, parce qu’on a transformé une mauvaise donne en bonne donne. Si nous ne voulons pas que ça finisse en peau de chagrin, nous sommes obligés de nous réinventer au fur et à mesure, de proposer quelque chose de nouveau. Je ne pense pas que la Guadeloupe soit le pire des endroits. Nous avons encore de très belles choses à offrir. Si au lieu de relever tout ce qui est dit de négatif, on se mettait à comptabiliser tout ce qu’il y a de positif – les athlètes, les écrivains, les artistes, et le pays lui-même, qui est magnifique – on s’apercevrait que la donne n’est pas si mauvaise que ça ! Notes : 1 « L’ancêtre en solitude », de Simone et André Schwarz-Bart. Édition du Seuil, février 2015, 240 Pages. 2 En 2014, à l’initiative de la sénatrice Hélène Lipietz, une statue de la mulâtresse Solitude a été installée au Sénat en compagnie de deux autres femmes pré-révolutionnaires, Olympe de Gouge et Christine de Pisan. 3 En 2009, Simone Schwarz-Bart a publié à titre posthume « L’Étoile du matin » d’André Schwarz-Bart, un conte hassidique qui rend un hommage aux destins de femmes et d’hommes juifs brisés par l’Histoire.
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