14 février 2014
Ginette Chérubin entre deux amours : le pouvoir et Haïti Le Nouvelliste Publié le 13 février 2014 Par Leslie Péan L’impression très forte qui se dégage de la lecture de l’ouvrage «Le ventre pourri de la bête» de Ginette Chérubin est que l’auteure entretient un amour charnel pour le pouvoir et pour Haïti. Un bémol toutefois : elle a démissionné d’abord de son poste de ministre à la Condition féminine et aux Droits des femmes (MCFDF) en 1997, puis du Conseil électoral provisoire (CEP) où elle a siégé de décembre 2007 à avril 2011. Elle a aussi mûrement réfléchi au mot de Toto Bissainthe « Ayiti mwen pa renmen ou ankò » (Haïti, je ne t’aime plus). En même temps, elle garde sa part de rêve, qui s’exprime librement dans cet ouvrage, montrant son attachement à l’un et l’autre à un moment où l’espoir déserte. Est-ce une contradiction d’aimer l’un et l’autre quand l’une de ces passions devrait être au service de l’autre ? On l'a vu, dans le passé, les passionnés du premier (le pouvoir) ont souvent trahi le second (Haïti). Rares sont les gens comme Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier qui ont abandonné le pouvoir pour aider Haïti. Le paradoxe de Ginette Chérubin nous conduit à nous demander si, chez elle, pouvoir et action politique ne sont pas une même chose. Malgré le titre accrocheur et vitriolique, Le ventre pourri de la bête, l’auteure ne me paraît pas méchante. Elle semble bien dans sa peau comme militante féministe. Certains sont choqués de l’entendre assumer son identité en disant : « Je n’ai pas froid aux yeux, en présence de la gent masculine et, il m’est même, parfois, arrivé de m’identifier à ceux de l’autre sexe. » En partageant avec nous son expérience au CEP comme elle l’a vécue, Ginette Chérubin fait vivre son aventure tout en apportant sa pierre à une autre construction. Ce à quoi on devait s’attendre venant d’une architecte de profession. Elle démystifie les faux clichés et présente sous forme d’anecdotes savoureuses des vérités vraies. Elle ne néglige rien, ni le merveilleux ni les «wanga». Le tirage au sort des numéros attribués aux partis politiques par le CEP fait les gorges chaudes. Surtout quand la numérologie fait décrocher au parti INITE le numéro 1 au premier tirage ou encore le numéro 10, chiffre associé au footballeur brésilien Pélé ou à l’Argentin Maradona. Sous sa plume, même ce qui devrait agacer apparaît magnifique. C’est un livre qui doit faire partie des ouvrages de chevet de tous ceux et celles qui veulent écouter d’autres sons de cloche sur le processus électoral haïtien ayant conduit à l’accession de Michel Martelly à la présidence. Pour comprendre comment le commerce des consciences dans tous les sens s’est opéré avec la complicité agissante de la communauté internationale. Quels que soient ses intentions et ses mobiles l’ouvrage est d’une grande valeur au triple point de vue éthique, politique et historique. À lire et à relire afin de jouir du privilège de découvrir chaque fois une autre part de tout ce qui s’y trouve. Le témoignage très profond de l’auteure aide à mieux saisir la complexité de l’obsession irrationnelle qui nous habite sur le plan politique. On peut critiquer ses inconséquences, son acceptation de la vassalisation du CEP au président Préval et son refus de démissionner dès 2009 malgré l’insistance de la presse et de l’opinion publique. C’est vrai. Comme elle le dit elle-même sur un autre sujet : « Rien n’est fait pour rien en politique, encore plus, dans notre pays d’Haïti. Souvent, le geste même le plus banal porte un message dissimulé ou cache un agenda précis.» À un moment où Haïti semble dormir, son ouvrage a le mérite de remuer un passé présent. Pour tenter d’arrêter la machine qui transforme les rêves oublieux d’hier en cauchemars de demain. Sa lecture vivante de l’aventure électorale a le mérite de traiter d’une époque récente dont les trois dernières années n’ont point ébranlé la résonance passionnelle. En prenant sur elle de lever un coin du voile, quels que soient ses intentions et ses mobiles, elle brise le pacte du silence observé par nombre de ces ténébreux irresponsables qui ont fait partie de cette institution fonctionnant avec une obligation de « réserve » comparable à celle des services secrets. Avec les contradictions, les calculs et les faiblesses qui sont le lot de chacun d’entre nous, elle s’est battue bec et ongles pour entrer dans un cercle longtemps réservé aux mysogines. Autant donc retenir l’essentiel de son message et s’affranchir de l’optique de ses détracteurs ou de ses chantres. Son diagnostic est clair et sans appel. Le toupet ne fait plus recette et nous sommes tous complices de l’état de mal qui perdure. Le monde à part du pouvoir n’est jamais tombé aussi bas L’expérience de Ginette signe sa fidélité à Haïti et non au pouvoir. Ce qui pour la classe politique est dangereux et naïf. En mettant les pendules à l’heure, avant de reprendre peut-être l’offensive, elle trouve et indique les nombreux endroits où les engrenages du mécanisme coincent. Contre ce qu’elle nomme « un véritable bourbier », « la puanteur d’une gangrène ». Loin du pessimisme que la situation inspire, elle offre une connaissance des mécanismes mis en œuvre par les bandits pour organiser la répression globale de la société haïtienne. Elle indique comment la reproduction de la magouille se fait dans la pratique. Dans l’acte. Mise en état de disgrâce par un tribunal fantoche qui l’accuse de « violation de la loi électorale » et de « crimes contre la Constitution » afin de la zombifier, Ginette Chérubin ne se laisse pas faire. Naïf peut-être de croire qu’on peut sortir propre de la boue après y avoir nagé. Rien ne peut la désarmer. En fait foi la longue liste de documents annexés à son ouvrage qui montrent son refus de faire la bête pour plaire aux gouvernements étrangers et à l’OEA insistant pour que Martelly soit proclamé le gagnant aux élections de 2011. Sa résistance aux pressions diverses est documentée. Ce choix d’être impopulaire auprès de la meute est édifiant. Quelle manière de régler ses comptes en donnant des leçons à cette engeance incapable de prendre de la hauteur et de concevoir des desseins grandioses pour Haïti. Ginette Chérubin n’accepte pas d’être vilipendée par les attaques violentes et croisées des individus qui la prennent pour cible. Elle communique son expérience au sein de ce quatorzième CEP constitué en vertu de la Constitution de 1987 qui a organisé les élections de 2010-2011, ce honteux camouflage qui a conduit à l’évincement arbitraire et scandaleux de Mirlande Manigat au profit de Michel Martelly. Dans une conjoncture électorale de tous les dangers, ce livre permet de mieux cerner ce moment-là avec un optimisme averti dans cette langue-là remplie d’autoérotisme. Un appel pour qu’Haïti prenne une distance avec elle-même et avec ses démons. Pour que ses enfants abandonnent le puritanisme de fond qui les fait rester dans le lit du pouvoir. Le vrai plaisir est ailleurs, là où les désirs profonds peuvent s’épanouir sans inhibition dans l’action politique. Loin de toute chasteté. Dans un pays où la tradition place toujours la machine électorale sous le contrôle du pouvoir exécutif, Ginette Chérubin recommande l’infidélité à ce dernier, et même le divorce, pour sauver Haïti. À ce niveau, Éros est Haïti et Thanatos est le pouvoir. Pour qu’Haïti échappe au mal du pouvoir, à la dictature, au malheur, à la dictature du malheur, la fidélité au pouvoir est condamnable et aboutit au nihilisme. Il importe de tromper le système en permettant à Haïti de bénéficier de l’adultère face à un pouvoir qui mène à la mort. Ginette Chérubin plaide pour une politique saine en sortant du ventre pourri de la bête qui ne produit que des abrutis. Un message à recevoir cinq sur cinq dans la conjoncture préélectorale de 2014. Dans ce ménage boîteux à trois dans lequel elle était engagée pendant quatre ans, Ginette Chérubin a finalement choisi Haïti en délaissant le pouvoir. Puisse son ouvrage contribuer à remettre des bretelles éthiques à ce monde à part du pouvoir qui n’est jamais tombé aussi bas!
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