27 mai 2015 Maryse Condé: Ma relation avec l'Afrique s'est fondée sur un mensonge Jeune Afrique.com | Publié le 21 mai 2015 Par Clarisse Juompan-Yakam L'écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé publie une biographie culinaire. L'occasion de revenir avec elle sur sa relation avec l'Afrique et de dévoiler une facette aussi importante de sa personnalité que son don pour l'écriture : sa passion pour la cuisine. En 2012, La Vie sans fards de Maryse Condé détruisait l'image léchée de la femme forte, émancipée, qui a choisi de vivre en Afrique par conviction politique. À la place, les vérités crues d'une épouse trouble, mère défaillante, abusée par les hommes. Paru en avril, Mets et Merveilles, le dernier livre de la Guadeloupéenne, révèle cette fois-ci son double. La Maryse Condé que seuls ses amis connaissent, tout aussi importante que la romancière : la cuisinière. En 384 pages, l'ex-enseignante de l'université Columbia (New York) nous emmène dans les coulisses de ses créations littéraires, raconte les découvertes culinaires qui accompagnent les rencontres enrichissantes qu'elle fait au gré de ses voyages. JEUNE AFRIQUE : La Vie sans fards avait tout dit de vous... On découvre à présent que chaque moment tragique de votre vie s'accompagne d'instants lumineux. MARYSE CONDÉ : En relisant, j'ai réalisé que les quarante années que je retrace étaient bien tristes. Oui, il y a eu des douleurs, mais aussi beaucoup de joie, de moments agréables, de rencontres enrichissantes qu'il serait injuste de passer sous silence. J'ai donc voulu dire combien, à travers le monde, les voyages, j'ai rencontré de personnes chaleureuses et comment un pays ne se mesure pas seulement à son côté intellectuel - les livres, les romans -, mais aussi à ce qu'il offre à manger et à boire. J'ai senti qu'il fallait parler de cette deuxième partie de ma vie, en ce qu'elle avait de positif et de découvertes plus simples. Dans le milieu qui est le vôtre, dites-vous, aimer cuisiner quand on est une intellectuelle est un crime de lèse-majesté. Ma mère était la première institutrice noire de sa génération. Elle méprisait ma grand-mère, qui pour elle était le symbole de l'inculture, du peuple. Elle a inculqué à ses quatre filles le rejet des choses ordinaires de la vie et une sorte de déférence pour l'intellectuel. J'ai longtemps accepté, puis un jour je me suis rendu compte que littérature et cuisine étaient deux arts voisins. Cuisiner, c'est aussi inventer, s'accommoder de ce que l'on trouve, innover. Le désir de créativité qui anime l'écrivain et celui de la cuisinière sont exactement les mêmes. L'un se sert de mots, l'autre utilise des ingrédients, des saveurs et des épices pour créer de la beauté, de l'agréable, retenir les gens, leur donner du plaisir. Faire un tajine avec des mélanges inattendus et un livre avec un sujet choquant, des métaphores, des images, c'est pareil. Votre livre est aussi un récit de voyages autour du monde. Vous rencontrez l'Afrique dans le Paris des années 1950, années de l'émancipation des colonies et de l'effervescence politique chez les intellectuels noirs. Fille mère, vous êtes rejetée par les Antillais. Les Africains vous adoptent... Mais les Africains sont venus vers moi pour de mauvaises raisons. J'étais de bonne famille et j'avais fait Normale Sup. Ils ne voyaient pas que j'étais une femme blessée, diminuée. D'entrée de jeu, ma relation avec l'Afrique s'est fondée sur un mensonge. Une affection feinte des intellectuels du continent. Votre séjour là-bas n'a pas arrangé les choses. C'était après votre mariage avec le comédien Mamadou Condé, en 1958. Vous décrivez des années de désarroi. Les intellectuels africains de Paris que je retrouvais en Guinée, en Côte d'Ivoire ou au Ghana n'étaient pas si parfaits. Le divorce entre la rhétorique et la réalité de leur vie était flagrant. Ils affichaient des postures de révolutionnaires sans en être. Vous n'êtes jamais tendre avec l'Afrique ! Les gens se sont mépris, critiquant la vision que je donnais de l'Afrique dans mes livres. Adresser des reproches à des gouvernements ne signifie pas que vous rejetez le peuple.J'ai adoré la Guinée, qui s'est soumise à la dictature de Sékou Touré, violente et terrible. Il faut accepter la critique politique, qui est une chose. L'amour des gens, des sites, des paysages, en est une autre. Les gens voudraient que l'on passe son temps à approuver, à admirer. L'amour, c'est pouvoir et savoir se donner la liberté de critiquer quand il le faut. Dans la plupart de vos livres, vous semblez désespérer de l'Afrique. Vous a-t-elle blessée ? Pourquoi avoir gardé le nom de Condé ? Oui, certainement, elle m'a blessée. Mais elle m'a aussi beaucoup apporté. Elle donne d'une main, blesse de l'autre. La fierté d'être noire, la fierté d'être femme, la fierté d'être ce que je suis, c'est l'Afrique qui me l'a apportée. Elle m'a aidée à me construire. Sans elle, j'aurais été une petite colonisée banale comme il y en a tant. Pour ce qui est de mon nom, j'ai commencé à écrire avant d'avoir divorcé, avant que mon ex-mari meure.Avouez que Maryse Phyxtoc, mon véritable nom, n'est pas très harmonieux. Il est moins euphonique que Condé. Vous dites également votre frustration de ne pas avoir été intégrée à la communauté africaine-américaine aux États-Unis, où vous enseigniez. Au début, j'ai été une disciple d'Aimé Césaire. J'ai cru à la négritude. Pour moi, tous les Noirs de toutes les "races" étaient mes frères et mes soeurs. Puis je me suis rendu compte que les Africains-Américains ne m'acceptaient pas. Malgré ma peau noire, je venais d'ailleurs, j'avais d'autres référents, une autre histoire. Mes parents n'avaient pas eu à s'asseoir au fond d'un bus pour laisser leur place à des Blancs. Peut-être inconsciemment me le reprochait-on ? En tout cas, il n'y avait aucune raison qu'on m'accueille à bras ouverts. Mais cela a été pareil en Afrique, en Guinée notamment : les Africains ne m'ont jamais considérée comme l'une des leurs. C'était dur d'entendre mes enfants traités de fils de "toubabesse". Le fait que je n'aie pu m'intégrer ni à l'Afrique ni à l'Amérique noire confirme le mythe de la négritude. Chaque être dépend de son parcours individuel. Frantz Fanon l'a bien expliqué : s'il n'y avait pas de monde blanc en face, il n'y aurait pas de Noirs. Nous ne sommes noirs que lorsque nous sommes confrontés au monde blanc qui nous enferme dans le même sac. La négritude n'est pas totalement un vain mot. Il y a des moments où les Noirs se retrouvent. Quand ils sont à l'étranger. Par exemple dans les banlieues parisiennes. Ils partagent une forme d'exclusion et de rejet qui leur fait croire, à tort, qu'ils sont pareils. La couleur ne veut donc rien dire, et elle fait plus de tort que de bien. Que signifierait pour vous une récompense telle que le Man Booker International Prize ? Il rétablit des vérités sur un auteur dont quelques-uns des livres ont été accueillis dans l'indifférence ? Mes rapports avec la presse ne sont pas toujours conviviaux, mais mes relations avec les lecteurs ont toujours été très chaleureuses. Je reçois des lettres de tous les pays de gens qui aiment mes livres et qui les défendent. Alors j'ai toujours accordé plus d'importance aux réactions intimes et personnelles qu'aux articles plus formels dans les journaux.
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18 mai 2015
Simone Schwarz-Bart : « La réalité du XXIème siècle, c’est le métissage » The-dissident.eu | Publié le 18 mai 2015 Par Julien Le Gros Quelle est l’histoire de ce manuscrit, reconstitué des années après son écriture? Mon mari André qui, après 1972, avait décidé de ne plus publier, a beaucoup détruit ses manuscrits, ses feuillets, ses cahiers. Il m’avait dit qu’il avait détruit les manuscrits du cycle antillais, et j’étais persuadée qu’il n’y avait plus d’espoir d’une quelconque publication. C’est l’obstination de Francine Kaufman, une chercheuse de Jérusalem, qui a permis de ressusciter cette œuvre. Venue en Guadeloupe, elle a trouvé un fond très précieux : différentes versions de manuscrits, des cahiers qui se suivaient, des parties manquantes… Ça a été une chasse au trésor, qui donne ce texte final, que je co-signe avec André. Nous avions écrit ensemble le premier tome, « Un plat de porc aux bananes vertes », en 1967. Nous continuons avec « L’ancêtre en solitude »1. Ce n’est pas courant d’écrire avec un mort. Ça a été un processus douloureux, mais nécessaire. Il est temps aujourd’hui que ce travail soit restitué. Ce travail fait partie d’un cycle antillais qui doit rassembler sept volumes, dont « Un plat de porc aux bananes vertes », « La mulâtresse solitude », « Pluie et vent sur Télumée Miracle »… On a tout simplement voulu porter au monde les histoires de ces générations d’hommes et de femmes. Les porter à la génération montante antillaise. Notre ambition était de replacer ces personnages dans leur propre histoire, de manière à ce que les nouvelles générations continuent les projets, la manière de vivre, la métaphysique, la sagesse que les anciens ont initié. Qu’ils puissent s’appuyer sur leur propre mémoire. Retrouver le fil de cette généalogie. N’avez-vous pas le sentiment que cette mémoire est un peu oubliée par les nouvelles générations ? Je n’en ai pas que l’impression. Aux Abymes, en Guadeloupe, il y a la statue de la mulâtresse Solitude2. Comme partout dans le monde, les gens ont tout simplement besoin de mythes fondateurs et, surtout, de héros auxquels s’identifier. Une femme comme la mulâtresse Solitude est une icône. Nos écrits expriment le souhait et l’envie de composer une galerie de portraits qui serve de miroir à ceux qui le voudront. Le récit a pour cadre le Morne Pichevin [un quartier de Fort-de-France], qui a aussi donné son nom à un roman de Raphaël Confiant en 2002. Avec, en toile de fond, l’éruption de la Montagne Pelée, qui a rasé la ville de Saint-Pierre en 1902… Je n’ai pas été en Martinique à l’époque où ce récit a été écrit par André. Lui y a séjourné. Les noms de lieu viennent de lui, mais aussi d’une volonté de placer cette histoire à Saint-Pierre. Ce monde lui était très cher, d’autant qu’il a disparu. Il y a comme une réversibilité entre le monde yiddish d’où est issu André, qui a complètement disparu, et la population de Saint-Pierre qui est partie d’un coup. C’est une espèce de passerelle entre les désastres, d’un monde à l’autre. Dans « Le dernier des justes », pour lequel il a reçu le prix Goncourt en 1959, votre mari abordait sa propre souffrance et celle du peuple juif, de l’an mille à la Shoah, qu’il a vécu. Vous même êtes porteuse des affres de cette mémoire de l’esclavage, dont vous êtes une descendante. Aviez-vous en commun cette exorcisation de la souffrance par l’écriture? Nos écritures sont une double captation. L’histoire a commencé le plus naturellement du monde avec « Le plat de porc aux bananes vertes ». Le récit se passe se passe dans un asile de vieux, à Paris où arrive une vieille femme antillaise, Mariotte. Elle commence à écrire, se sent dépossédée, seule. Elle se réapproprie les personnes qu’elle a côtoyées, et leur donne pleinement le droit de rentrer dans l’Histoire universelle. C’est un zoom, avec un angle le plus large possible, sur nous-mêmes, descendants d’esclaves. Plus on aura d’exemples, et plus on élargira notre famille, qui est grande. Notre Histoire commence par un exode, un exil fantastique. On part de l’Afrique. Puis il y a cette traversée dans cet espace concentrationnaire que sont les cales des bateaux négriers. Cette dépossession de soi-même se fait à l’arrivée par une vente déshumanisante, humiliante, sans qu’on sache ce qu’il adviendra de soi, ni ce qui nous attend. Tous ces avatars doivent être intégrés. Avant, on ne nous apprenait pas ça au cours de notre scolarité. On s’est retrouvés dépossédés de nous-mêmes. Quand il y a eu l’abolition de l’esclavage, on a commencé à se réapproprier notre Histoire. Celle-ci a commencé avec les générations qui ont suivi l’abolition. Le moment où on retrouve sa dignité, où l’on peut avoir un nom, où l’on se redresse. On a besoin de se réapproprier et de mettre à jour toute cette généalogie. De façon à ce que la mémoire ne soit pas brisée, mais réparée. Comment jugez vous les concurrences mémorielles auxquelles on assiste parfois ? Les souffrances ne se pèsent pas sur des balances. Chacune d’entre elles est unique et peut entrer en résonance avec celle de l’autre. Il n’y a aucune gloire à être une victime plus parfaite qu’une autre. La concurrence entre les mémoires est puérile, complètement contre-productive, et injuste. C’est comme si chacune des parties avait souffert pour rien. Il faut être digne quand on a une telle hérédité. Embrasser la souffrance de l’autre ne fait que nous grandir. Les racines africaines des afro-descendants ont irrigué l’œuvre de Césaire ou Maryse Condé. Vous même avez étudié à Dakar au Sénégal… L’acceptation de notre partie africaine a été quelque chose de très important. Tout commence avec l’Afrique. Cependant, l’Afrique est plus grande que l’Afrique. Elle a donné au monde toute cette diaspora qu’on retrouve aux Caraïbes, au Brésil, sur le continent américain. Comme si, depuis l’Afrique, il y avait eu une génération qu’on appelle en créole des « grenn promené ». Ceux-ci ont germé et fait des pays où ils ont été conduits une espèce de Méditerranée du XXIème siècle. C’est le fruit de la rencontre de tous ces mondes: africain, amérindien, européen, asiatique, avec leurs fulgurances. Il y a quelque chose d’unique et inédit, qui s’imagine chaque jour davantage. Pourquoi ce silence littéraire dans les années 70 qui ont été bouillonnantes, marquées par le nationalisme antillais et sa volonté d’émancipation? Nous ne sommes pas des vieux peuples, notre Histoire est toute neuve. Dans la construction identitaire, il y a des moments plus obscurs que d’autres. Ce sont des coulées de temps qu’il faut dépasser et endosser pour continuer à vivre. Quand on a l’impression, peut-être fausse, que ce qu’on écrit n’est pas nécessaire et ne crée pas le lien que l’on souhaite, peut-être vaut-il mieux ne pas le présenter au monde ? Ce travail [le cycle antillais, ndlr] était peut-être trop précurseur. À l’époque, ça n’a pas été bien compris aux Antilles. Néanmoins, on a continué à écrire, sans publier. Finalement, même si André n’a été compris qu’après sa disparition, « L’Ancêtre en solitude » est une sorte de réparation d’un tissu qui a été déchiré. L’œuvre est là, elle continuera à paraître. Le travail est déjà avancé. Il faut simplement le mettre à jour et continuer la suite de ce cycle antillais. Dans ce cycle, il y a « Un plat de porc aux bananes vertes», « La mulâtresse solitude », signée seulement par André, « L’Ancêtre en solitude», qui est présentée aujourd’hui, et dont la suite viendra sous peu… Dans son corpus, Patrick Chamoiseau revendique une filiation avec « Pluie et vent sur Télumée Miracle », votre oeuvre de 1972 devenue un classique de la littérature antillaise… « Pluie et vent sur Télumée Miracle », c’était la créolité avant la créolité. Patrick Chamoiseau a merveilleusement trouvé une écriture qui correspond à notre aire géographique, à ce que nous avons inventé comme manière d’être et de dire ce que nous sommes. C’est un très grand écrivain, et un homme exceptionnel. Comme Édouard Glissant, vous avez toujours défendu dans votre œuvre que la créolisation du monde, le métissage, est non seulement irréversible mais souhaitable… Le métissage est nécessaire parce qu’il est, tout simplement! À l’heure actuelle, on ne vit pas dans le monde, on vit dans les mondes. Forcément il y a rencontre, copie, pillage, utilisation planétaire de toutes les données, les races, les cultures. C’est un choc et une rencontre exceptionnelle entre les cultures. Il faut apprendre à voir et détecter tout cela. C’est notre réalité, celle du XXIème siècle. Vouloir le nier, c’est nier l’évidence! Vous vivez à Goyave en Basse-Terre, en Guadeloupe. Dans les médias, beaucoup d’images négatives circulent sur la Guadeloupe, notamment sur la flambée de la criminalité. Quel est votre sentiment ? Ça se dégrade partout dans le monde. On n’entend que cela. En Guadeloupe, les choses ne vont pas aussi bien qu’elles le pourraient. Mais on sera certainement amenés à dépasser tout cela. Nous sommes obligés de créer quelque chose de nouveau, parce qu’on est confrontés à notre exiguïté territoriale au quotidien. C’est vrai que nous avons une certaine malchance. Mais nous sommes un peu des magiciens, parce qu’on a transformé une mauvaise donne en bonne donne. Si nous ne voulons pas que ça finisse en peau de chagrin, nous sommes obligés de nous réinventer au fur et à mesure, de proposer quelque chose de nouveau. Je ne pense pas que la Guadeloupe soit le pire des endroits. Nous avons encore de très belles choses à offrir. Si au lieu de relever tout ce qui est dit de négatif, on se mettait à comptabiliser tout ce qu’il y a de positif – les athlètes, les écrivains, les artistes, et le pays lui-même, qui est magnifique – on s’apercevrait que la donne n’est pas si mauvaise que ça ! Notes : 1 « L’ancêtre en solitude », de Simone et André Schwarz-Bart. Édition du Seuil, février 2015, 240 Pages. 2 En 2014, à l’initiative de la sénatrice Hélène Lipietz, une statue de la mulâtresse Solitude a été installée au Sénat en compagnie de deux autres femmes pré-révolutionnaires, Olympe de Gouge et Christine de Pisan. 3 En 2009, Simone Schwarz-Bart a publié à titre posthume « L’Étoile du matin » d’André Schwarz-Bart, un conte hassidique qui rend un hommage aux destins de femmes et d’hommes juifs brisés par l’Histoire. 9 mai 2015
Mémé attaque Haïti - Roman Québécois de Marie Larocque Le Devoir. fr | Publié le 9 mai 2015 Par Danielle Laurin Marie Larocque nous avait ébranlés il y a deux ans avec un premier roman rentre-dedans : Jeanne chez les autres (Tête première). On y suivait une fille poquée, aux prises avec une famille de déjantés, qui cherchait ses repères. Le ton était dur, sans concession, la langue rêche, crue. Même style mordant, irrévérencieux, dans le deuxième ouvrage de l’auteure. Sauf qu’il s’agit ici d’un récit, dont la trame est tirée d’un blogue qu’elle a tenu pour rendre compte d’un séjour d’un an en Haïti. C’est frappant encore une fois : pas de gants blancs. Mots drus du quotidien, dans leur plus simple expression. Et sacres omniprésents. « En passant, réglons donc ça maintenant, je sacre beaucoup. J’adore ça, ça ponctue comme aucun autre signe, ça nuance comme peu de mots peuvent le faire. S’il fait chaud, chaud en estie, crissement chaud ou chaud en tabarnac, on comprend vite, on n’a pas besoin ni d’un complément ni d’un thermomètre. » Mais outre la langue comme telle, il y a le regard. Dur. Et le propos, souvent brutal, choquant. Provocateur ? « Les Noirs ne m’attirent pas — plus — du tout. Je n’aime pas leur façon mielleuse de m’approcher, leurs lèvres trop grosses, leur look en général. Et leur odeur, ce tabou, ne me plaît pas non plus. Ça sonne un peu raciste, mais c’est rien qu’une question de goût. » Mémé attaque Haïti : c’est le titre de l’ouvrage, ça le dit, on est dans le contraire de la flatterie. Et on est dans le « je m’assume, tant pis ». « Mémé, c’est moi. J’ai quarante ans, je serai grand-mère dans quelques mois et je m’en vante tout le temps. Je m’appelle aussi Marie. » Haïti au quotidien Le récit, au présent, se situe en 2010. Marie, qui gagne sa vie comme traductrice et correctrice, a vendu son appartement montréalais et va s’installer en Haïti, quelques mois après le tremblement de terre. Mère de cinq enfants, elle part avec ses deux petites dernières : Justine, 14 ans ; Emmanuelle, 12 ans. Elle connaît déjà le pays. Elle avait 27 ans et quatre enfants lorsqu’elle est débarquée à Port-au-Prince la première fois. Elle y est restée quatre ans, gagnant sa croûte comme enseignante de littérature dans un collège. Son but, cette fois : apporter son soutien à ses amis éprouvés par le tremblement de terre. « On ne va pas changer le monde ni pelleter des débris. Il fait trop chaud, je suis trop paresseuse et ce n’est pas dans mes cordes, anyway. » Elle ambitionne de venir en aide à deux familles en particulier : celle de Gogo, son ancien voisin et presque frère, et celle de Francine, son ancienne servante. Elle veut les aider chacun de leur côté, en leur fournissant un soutien financier pour mettre sur pied un petit commerce. Ils sont là pour l’accueillir avec ses filles à l’aéroport. Gogo, surtout, a changé. Celui qu’on appelait l’athlète, qui « roulait des pectoraux dignes d’une pub de parfum, le sourire étiré en permanence », a perdu sa superbe. Il est devenu maigrichon. « Une tête d’homme sur un corps de gamin. » Quant aux changements opérés dans la ville comme telle depuis son départ il y a près de 10 ans, ce qui frappe Marie à son arrivée, mis à part les traces évidentes du séisme : « C’est calme, mais c’est laid, c’est bruyant et ça sent le Christ qu’on aurait oublié sur sa croix, un mélange de charogne et de vidanges. La dignité collective semble avoir pris un sale coup, ça grouille de paumés, de perdus, d’abrutis ou d’ahuris. Dans un seul après-midi, on voit un gars se branler, deux chier et plusieurs se balader nus. En pleine rue. C’est… nouveau. Et difficile. » Mais Port-au-Prince n’est qu’une escale, cette fois. C’est à Jacmel qu’elle s’établit, sans trop de moyens. On va la suivre, au quotidien, tandis qu’elle cherche son logement, puis une école pour ses filles. On va la voir s’installer dans une maison rudimentaire, au sein d’un quartier qu’elle juge sécuritaire. Loin des cartes postales Elle est tout feu tout flamme : « On est installés dans une grande cour, une sorte de minuscule village où tout le monde est le cousin, le frère, la tante ou la grand-mère de son voisin. La Cour David. Il y a des enfants partout, des arbres à profusion — bananiers, manguiers, cerisiers, orangers, citronniers, cocotiers, name it —, de l’ambiance, un grand sentiment de sérénité. Et, comble de confort, la zone est branchée presque seize heures par jour. » L’aventure durera une année. Qu’on vivra de l’intérieur avec elle. C’est la force de son récit pas du tout politiquement correct : nous montrer de l’intérieur, sans fard, comment ça se passe là-bas au quotidien. Pour une Blanche, en particulier. Au passage, considérations de toutes sortes sur le racisme ambiant, sur l’énorme fossé entre les riches et les pauvres, sur les critères de beauté féminine, sur la servitude des femmes, sur la préséance des superstitions et des bondieuseries… Réflexions aussi sur l’omniprésence de la mort, souvent banalisée, vite balayée sous le tapis. « En Haïti, si on pleurait trop longtemps, on pleurerait tout le temps. La vie se passe aujourd’hui. Hier est terminé, demain c’est l’avenir, et après-demain, c’est de la science-fiction. » Ici et là, coups de gueule contre l’impotence des organisations d’aide humanitaire et contre le sensationnalisme des médias occidentaux à l’égard des grandes et petites misères du peuple haïtien. À travers tout cela, une galerie de personnages plus grands que nature, dans leurs exploits comme dans leurs travers. Des bouts de dialogues en créole (traduits en bas de page). De l’humour, de la drôlerie. Et du rythme, c’est vivant. Mais surtout, surtout, malgré quelques propos discutables, malgré le refus affirmé et soutenu de l’auteure de faire dans la dentelle, on sent l’attachement de Marie Larocque pour Haïti et pour son peuple. De la dureté dans le regard, oui, mais de la tendresse, aussi. 5 mai 2015
Haïti Now, l’ouvrage qui dit presque tout sur Haïti Le Nouvelliste.com | Publié le 4 mai 2015 Par Jean Pharès Jerome Haïti Now. C’est le titre de cet ouvrage de 731 pages dans lesquelles les auteurs ont tenté le difficile pari de présenter Haïti dans toutes ses facettes. L’ouvrage, écrit en anglais et en français, se termine par point d’interrogation comme pour dire qu’il y a des questions auquelles on n'a pas répondu. L’ouvrage est certes volumineux, mais captivant. Le lecteur qui ose l’ouvrir n’a plus envie de le refermer tant les photos qui illustrent les courts textes sont attrayantes. Les photographes ont bien montré que la photographie est plus que présenter des images. C’est d’abord un art. Préfacé par Thom Mayne, l’ouvrage aborde des thématiques comme l’environnement ; peuple et culture ; environnement naturel ; gouvernement et histoire ; infrastructure et économie. Si Haïti Now, l’œuvre de l’Institut Now, a débuté en 2010, il ne se focalise pas sur l’Haïti postséisme. Il remonte à la genèse de l’Etat haïtien. L’idée de réaliser l’ouvrage a démarré sous forme de recherches interdisciplinaires intenses et d’un programme d’architecture consacré à des questions urbaines contemporaines et au potentiel de construction en Haïti. « Le projet, d’une durée de deux ans, embrasse une analyse critique de l’histoire moderne d’Haïti et de sa vie politique, une recherche poussée de données sur la planification, les questions sociales et infrastructurelles, ainsi qu’une gamme de propositions touchant à un travail collaboratif de conception développé de concert avec des partenaires du gouvernement et de la communauté haïtienne », expliquent les concepteurs du projet. Dans le chapitre sur l’environnement, les auteurs traitent des thèmes comme régime foncier ; typologie des bâtiments ; matériaux et techniques ; constructions défectueuses ; ainsi que monuments et patrimoines. Le chapitre traitant de peuple/culture aborde des thèmes comme société et classes ; migration et diaspora ; éducation ; langues et religions et croyances. Dans le chapitre qui porte sur l’environnement naturel, on trouve des thèmes tels que géographie ; déboisement et dégradation ; désastres et hasards et déclin de l’agriculture. Le chapitre intitulé gouvernance/histoire aborde des thèmes ère précoloniale et coloniale ; révolution et indépendance ; coercition, corruption et coups ; occupation américaine ; Duvalier ; Aristide ; occupation par les Nations unies ; séisme de 2010. Dans le chapitre ayant pour titre Infrastructure, les auteurs abordent des thèmes comme transports et réseau routier ; énergie ; eau ; hygiène publique et déchets. Le dernier chapitre intitulé Economie traite de commerce et emploi; aide, dette et envoi de fonds ; exports agricoles ainsi que manufacture et assemblage. Michaëlle Jean, l’actuelle secrétaire générale de l'Organisation internationale de la francophonie, qui a écrit l’avant-propos de l’ouvrage, met l’accent sur la confiance de l’Institut Now envers le peuple d’Haïti qui a imprégné chaque perception et idée présentée dans le livre. Thom Mayne, directeur en chef de l’Institut Now, souligne que c’est pour la première fois que l’Institut Now se consacre à étudier la totalité d’une nation. Le projet consistait à entreprendre une enquête multidimensionnelle de l’histoire d’Haïti, ancrée dans sa fondation révolutionnaire, et l’utiliser pour mieux comprendre la nature intégrante des conditions présentes de la nation. Haïti Now, fait-il remarquer, est conçu pour être utile, accessible et clair. « Quiconque s'intéresse à Haïti peut y trouver des informations utiles et naviguer à travers ses pages », précise-t-il. Cet ouvrage peut être considéré comme une mine d’informations pour tous ceux qui s’intéressent à Haïti. C’est aussi un album de photos les unes plus intéressantes que les autres. 4 mai 2015
Retour d’Haïti: Les voyages de Merry Sisal, un nouveau roman de Gisèle Pineau RFI.fr | Publié le 1er mai 2015 Par Tirthankar Chanda Dans Les voyages de Merry Sisal, la romancière guadeloupéenne Gisèle Pineau revisite les thèmes qui lui sont chers : errances, exils, blessures psychiques au féminin. Sa protagoniste est une Haïtienne échappée des dévastations du séisme meurtrier du 12 janvier 2010. « Tout part d’une blessure », aime dire la romancière guadeloupéenne Gisèle Pineau en parlant de ses personnages. Des personnages de femmes qui tentent de survivre aux blessures de la vie. Son nouveau roman Les Voyages de Merry Sisal, dont l’action se situe entre la Guadeloupe et Haïti, ne déroge pas à la règle. Les blessures qu’il met en scène ont pour origine … tremblement et dévastations. Le 12 janvier 2010, la terre a tremblé en Haïti, détruisant à tout jamais vies, habitations et paysages. Le jour du séisme, Gisèle Pineau se trouvait chez elle à Marie-Galante, s’apprêtant à se rendre le lendemain à Port-au-Prince pour participer à la rencontre littéraire Etonnants voyageurs. « J’étais comme pétrifiée, se souvient la romancière, quand les informations sur la catastrophe ont commencé à nous parvenir par les médias. J’ai immédiatement pensé à mes amis écrivains qui se trouvaient déjà sur place. Puis, à cette population haïtienne dont nous, les Antillais francophones, sommes très proches, à cause de la langue française que nous partageons et notre histoire commune. Haïti et Guadeloupe sont des terres sœurs. » Sans doute à cause de cette proximité, très vite, on a demandé à Gisèle Pineau d’écrire sur le tremblement de terre, sur Haïti, sur le courage de ces hommes et femmes. « Qui une nouvelle, qui un témoignage. Je sais raconter les peines et angoisses individuelles, mais comment dire la souffrance de tout un peuple ! », s’exclame la romancière. « Les mots semblaient tellement dérisoires pour raconter les conséquences de ce séisme dévastateur, comparable pour moi aux autres grandes catastrophes naturelles que notre partie du monde a connues. Je pense à la disparition de la ville de Saint-Pierre suite à une éruption volcanique, au début du siècle dernier. Plus proche de nous, l’ouragan Katrina qui a plongé toute la Louisiane dans la désolation… » Misère et malchance C’est de ces échanges avec son éditeur qu’est née l’idée de camper son nouveau roman en Haïti. Ce récit haïtien s'inscrit toutefois dans la longue histoire des femmes aux Antilles dont Gisèle Pineau s’est faite à la fois narratrice et archiviste depuis plus de deux décennies. Pour sa protagoniste, la Haïtienne Merry Sisal, tout commence lorsque sa mère se suicide sous ses yeux, ne pouvant plus supporter le poids de la misère et de la malchance. La petite gamine de trois ans, atteinte d’une légère infirmité dans une jambe, est accueillie par sa marraine qui s’occupe d’elle comme sa propre fille. Mais c’est seulement lorsque, devenue une belle adolescente, elle connaît son premier amour, que Merry a l’impression de revivre, voire de renaître. Or malheureusement pour la jeune fille, son amoureux avait des rêves où elle n’avait pas tout à fait sa place. Le visa Schengen en poche, celui-ci part faire sa vie en France, condamnant Merry à élever seule ses deux enfants. La pauvre a du mal à joindre les deux bouts, même à nourrir ses enfants correctement. A ses misères quotidiennes, vient s’ajouter le cataclysme naturel. Lorsque le séisme frappe le 12 janvier, la jeune femme manque de se faire tuer, mais se relève vite pour aller retrouver ses enfants Tommy et Florabelle chez sa marraine. Puis il y a le second séisme, plus dévastateur que le premier. Mais Merry est une survivante. Sans se laisser abattre par les destructions qui l’entourent, elle trouve des ressources en elle pour se remettre debout. Elle quitte Haïti pour aller chercher du travail à Bonne-Terre, une île francophone prospère de la Caraïbe. Il faut bien qu’elle subvienne aux besoins de ses enfants. Après une traversée homérique, elle arrive à sa destination. Enfin, la chance lui sourit. Elle réussit à se faire engager par un couple de Français en villégiature. C’est sur Bonne-Terre, entourée de la sollicitude de ses employeurs, que Merry pourra prendre toute la mesure du traumatisme du séisme et prendre conscience de l’ampleur de ses pertes… Parcours Un parcours littéraire particulièrement riche, celui de Gisèle Pineau. Les Voyages de Merry Sisal est le vingtième livre sous la plume de cet auteur à la fois sensible et puissante. Originaire de la Guadeloupe et proche des écrivains du mouvement de la créolité (Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé), elle s’est fait connaître en 1994 en remportant le Grand Prix des lectrices de Elle avec son premier roman, La Grande Drive des esprits (Serpent à Plumes). Ce premier roman racontait déjà la douleur des plaies jamais refermées et le ballottement des destinées individuelles entre la souffrance et l’espérance. Gisèle Pineau est aujourd’hui l’auteur d’une quinzaine de romans tant pour adultes que pour la jeunesse, de recueils de nouvelles, d’essais dont celui écrit à quatre mains avec Marie Abraham sur la condition féminine dans la Caraïbe depuis la fin de l’esclavage (Femmes des Antilles, traces et voix. Cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, Stock, 1998). C’est une œuvre majeure qui a pour cadre la Guadeloupe, ses paysages à la fois majestueux et sombres, miroirs des tourments de l’histoire de la Caraïbe. Gisèle Pineau, qui a exercé pendant presque vingt ans en tant qu’infirmière en milieu psychiatrique en Guadeloupe, puise la matière de ses récits dans cette expérience quotidienne de la folie et des psychoses. C’est cette dimension psychanalytique et thérapeutique qui éclate dans la dernière partie du livre, qui fait l’originalité et la force de ce nouveau roman de Gisèle Pineau. Avec un sens de narration consommé, la romancière nous entraîne au cœur des blessures intimes de ses personnages, reliant avec brio Haïti et le nœud de culpabilité personnelle où s’écrit le destin de Mademoiselle Merry Sisal. La fin du roman est aussi inattendue qu'époustouflante d'intelligence ! Les voyages de Merry Sisal, par Gisèle Pineau. Paris, Mercure de France, 2015. 264 pages, 18,50 euros. |
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December 2023
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