9 mai 2015
Mémé attaque Haïti - Roman Québécois de Marie Larocque Le Devoir. fr | Publié le 9 mai 2015 Par Danielle Laurin Marie Larocque nous avait ébranlés il y a deux ans avec un premier roman rentre-dedans : Jeanne chez les autres (Tête première). On y suivait une fille poquée, aux prises avec une famille de déjantés, qui cherchait ses repères. Le ton était dur, sans concession, la langue rêche, crue. Même style mordant, irrévérencieux, dans le deuxième ouvrage de l’auteure. Sauf qu’il s’agit ici d’un récit, dont la trame est tirée d’un blogue qu’elle a tenu pour rendre compte d’un séjour d’un an en Haïti. C’est frappant encore une fois : pas de gants blancs. Mots drus du quotidien, dans leur plus simple expression. Et sacres omniprésents. « En passant, réglons donc ça maintenant, je sacre beaucoup. J’adore ça, ça ponctue comme aucun autre signe, ça nuance comme peu de mots peuvent le faire. S’il fait chaud, chaud en estie, crissement chaud ou chaud en tabarnac, on comprend vite, on n’a pas besoin ni d’un complément ni d’un thermomètre. » Mais outre la langue comme telle, il y a le regard. Dur. Et le propos, souvent brutal, choquant. Provocateur ? « Les Noirs ne m’attirent pas — plus — du tout. Je n’aime pas leur façon mielleuse de m’approcher, leurs lèvres trop grosses, leur look en général. Et leur odeur, ce tabou, ne me plaît pas non plus. Ça sonne un peu raciste, mais c’est rien qu’une question de goût. » Mémé attaque Haïti : c’est le titre de l’ouvrage, ça le dit, on est dans le contraire de la flatterie. Et on est dans le « je m’assume, tant pis ». « Mémé, c’est moi. J’ai quarante ans, je serai grand-mère dans quelques mois et je m’en vante tout le temps. Je m’appelle aussi Marie. » Haïti au quotidien Le récit, au présent, se situe en 2010. Marie, qui gagne sa vie comme traductrice et correctrice, a vendu son appartement montréalais et va s’installer en Haïti, quelques mois après le tremblement de terre. Mère de cinq enfants, elle part avec ses deux petites dernières : Justine, 14 ans ; Emmanuelle, 12 ans. Elle connaît déjà le pays. Elle avait 27 ans et quatre enfants lorsqu’elle est débarquée à Port-au-Prince la première fois. Elle y est restée quatre ans, gagnant sa croûte comme enseignante de littérature dans un collège. Son but, cette fois : apporter son soutien à ses amis éprouvés par le tremblement de terre. « On ne va pas changer le monde ni pelleter des débris. Il fait trop chaud, je suis trop paresseuse et ce n’est pas dans mes cordes, anyway. » Elle ambitionne de venir en aide à deux familles en particulier : celle de Gogo, son ancien voisin et presque frère, et celle de Francine, son ancienne servante. Elle veut les aider chacun de leur côté, en leur fournissant un soutien financier pour mettre sur pied un petit commerce. Ils sont là pour l’accueillir avec ses filles à l’aéroport. Gogo, surtout, a changé. Celui qu’on appelait l’athlète, qui « roulait des pectoraux dignes d’une pub de parfum, le sourire étiré en permanence », a perdu sa superbe. Il est devenu maigrichon. « Une tête d’homme sur un corps de gamin. » Quant aux changements opérés dans la ville comme telle depuis son départ il y a près de 10 ans, ce qui frappe Marie à son arrivée, mis à part les traces évidentes du séisme : « C’est calme, mais c’est laid, c’est bruyant et ça sent le Christ qu’on aurait oublié sur sa croix, un mélange de charogne et de vidanges. La dignité collective semble avoir pris un sale coup, ça grouille de paumés, de perdus, d’abrutis ou d’ahuris. Dans un seul après-midi, on voit un gars se branler, deux chier et plusieurs se balader nus. En pleine rue. C’est… nouveau. Et difficile. » Mais Port-au-Prince n’est qu’une escale, cette fois. C’est à Jacmel qu’elle s’établit, sans trop de moyens. On va la suivre, au quotidien, tandis qu’elle cherche son logement, puis une école pour ses filles. On va la voir s’installer dans une maison rudimentaire, au sein d’un quartier qu’elle juge sécuritaire. Loin des cartes postales Elle est tout feu tout flamme : « On est installés dans une grande cour, une sorte de minuscule village où tout le monde est le cousin, le frère, la tante ou la grand-mère de son voisin. La Cour David. Il y a des enfants partout, des arbres à profusion — bananiers, manguiers, cerisiers, orangers, citronniers, cocotiers, name it —, de l’ambiance, un grand sentiment de sérénité. Et, comble de confort, la zone est branchée presque seize heures par jour. » L’aventure durera une année. Qu’on vivra de l’intérieur avec elle. C’est la force de son récit pas du tout politiquement correct : nous montrer de l’intérieur, sans fard, comment ça se passe là-bas au quotidien. Pour une Blanche, en particulier. Au passage, considérations de toutes sortes sur le racisme ambiant, sur l’énorme fossé entre les riches et les pauvres, sur les critères de beauté féminine, sur la servitude des femmes, sur la préséance des superstitions et des bondieuseries… Réflexions aussi sur l’omniprésence de la mort, souvent banalisée, vite balayée sous le tapis. « En Haïti, si on pleurait trop longtemps, on pleurerait tout le temps. La vie se passe aujourd’hui. Hier est terminé, demain c’est l’avenir, et après-demain, c’est de la science-fiction. » Ici et là, coups de gueule contre l’impotence des organisations d’aide humanitaire et contre le sensationnalisme des médias occidentaux à l’égard des grandes et petites misères du peuple haïtien. À travers tout cela, une galerie de personnages plus grands que nature, dans leurs exploits comme dans leurs travers. Des bouts de dialogues en créole (traduits en bas de page). De l’humour, de la drôlerie. Et du rythme, c’est vivant. Mais surtout, surtout, malgré quelques propos discutables, malgré le refus affirmé et soutenu de l’auteure de faire dans la dentelle, on sent l’attachement de Marie Larocque pour Haïti et pour son peuple. De la dureté dans le regard, oui, mais de la tendresse, aussi.
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