Violences, abus dans le couple. Pourquoi certaines femmes restent malgré tout...22 octobre 2021
Violences dans le couple. Pourquoi certaines femmes restent malgré tout... Journals.Open edition.org |Article de Joëlle Kabile, Doctorante, membre associé du CRPLC L’une des questions récurrentes à propos de la violence en couple est le mystère de « l’acceptation » de la violence par les victimes. Différents mécanismes se conjuguent pour conduire à cette apparente acceptation et constituent autant d’obstacles à la sortie des situations de violence : dépendance économique et isolement familial et social, souvent organisés par le conjoint pour établir sa domination et son contrôle sur sa compagne ; dépendance affective résultant d’une enfance carencée et d’une histoire familiale difficile ; représentations inégalitaires, résignées ou fatalistes des rapports de sexe et de la vie en couple. Déni de la situation, intériorisation et culpabilisation face aux « raisons » des violences subies, empathie à l’égard du conjoint, résignation devant un sort funeste ou espoir que « cela s’arrange » : l’enchevêtrement des facteurs objectifs et subjectifs empêche parfois longtemps les victimes d’envisager des solutions de « sortie » de la situation de violence ou de les mettre en œuvre. La dépendance économique La dépendance économique apparaît fondamentale. Lorsque l’enquêtée vit avec le conjoint violent, elle dépend souvent totalement de lui . Mais, la perception de leur propre dépendance varie nettement selon les victimes. Valérie, qui a longtemps travaillé, nuance : "Dépendante, dépendante, c’est un grand mot, parce que qu’est-ce qu’il m’a offert ? Qu’est-ce qu’il m’a donné ? Rien, rien. Tout ce qui se trouve chez moi, c’est moi." Les femmes qui acceptent d’être prises en charge ne s’aperçoivent pas tout de suite du revers de la médaille : le basculement dans la dépendance matérielle. Celle-ci peut être totale, même lorsque la femme travaille, si le conjoint a organisé cette dépendance en réussissant à la priver de moyens de paiement et à confisquer ses revenus salariaux et sociaux. C’est le cas de Delphine, mariée depuis douze ans et mère de trois filles, qui a été longtemps sous l’emprise totale de son époux, lequel ne l’autorise même pas à acheter elle-même ses sous-vêtements : elle doit cacher les petites sommes données par sa famille afin de pouvoir procéder elle-même à ses achats intimes. La dépendance économique des femmes victimes va souvent de pair avec l’isolement affectif et social, qu’elle provoque et qui la renforce, qu’il s’agisse des relations avec leur propre famille, avec celle du conjoint, ou des relations amicales ou de voisinage. Souvent, également, les femmes ont des relations tendues avec leur famille en raison de brouilles ou de difficultés vécues antérieurement à l’arrivée du conjoint. Plusieurs ne « parlent plus » à leur mère - le rapport à la mère, véritable repoussoir ou au contraire modèle de mère courage, joue, nous y reviendrons, un rôle considérable dans « l’acceptation » de la violence. La plupart des femmes ne peuvent non plus compter sur des frères et sœurs, avec lesquels elles sont brouillées ou entretiennent des rapports distants, en raison de rancœurs anciennes. Même si les relations sont bonnes, ces frères et sœurs peuvent simplement refuser de « s’en mêler », pour ne pas avoir d’ennuis, parce qu’ils sont « déçus » de la situation de leur sœur. Celles qui pourraient parler de leur situation à leur famille ou à des amis proches s’en empêchent par honte, de crainte qu’on se détourne d’elles, ou pour ne pas « déranger ». « Je vais pas embêter les gens », disent-elles – et le vocable « les gens » désigne le plus souvent la famille ou les amis proches, ce qui ne plaide pas pour l’intensité ou la qualité de ces relations. Plusieurs des femmes interrogées se décrivent comme des « battantes », au caractère bien trempé, des femmes qui « n’aiment pas demander », des femmes « costauds », qui « supportent ». Piégées par leur propre représentation d’elles-mêmes, par leur apparente vaillance, elles ne peuvent aisément s’exposer à l’inévitable destitution qui suivrait la révélation de leur situation. Certaines des femmes rencontrées ont des rapports difficiles avec leur famille en raison précisément de leur relation avec un conjoint que cette famille rejette ou leur a déconseillé d’épouser. Dès lors, elles ne s’autorisent pas à évoquer leur situation, par honte et peur d’être rejetées, telle Nicole, mise en garde par sa famille, hostile au conjoint : "J’étais surtout gênée parce que ma famille n’a pas vraiment accepté, ne l’avait pas vraiment accepté. Je me suis mis à dos avec beaucoup de monde de ma famille à cause de lui, donc pour moi c’était la honte. (…) C’était gênant, dans la mesure où mes parents m’avaient avertie. Ils trouvaient que côté tempérament, il est trop... trop fermé sur lui... trop... et que, après ça allait barder." Les femmes victimes vivent généralement dans un contexte oppressif qui prévient toute tentative de nouer des liens d’élection avec quiconque, et qui les décourage de maintenir les liens antérieurs à la relation. Elles sont donc progressivement isolées de leurs amis, qu’elles ne voient plus, ou seulement en cachette, et ne peuvent non plus s’en faire de nouveaux. Même lorsqu’elles travaillent, les femmes ne se dévoilent pas facilement à leurs collègues, soit que l’ambiance ne permette pas les confidences, qu’elles cherchent à « sauver la face », ou qu’elles n’aient pas pu développer des relations suffisamment amicales pour aborder une problématique aussi intime. Même quand l’agresseur les suit à leur travail ou les y harcèle téléphoniquement, elles mettent souvent peu de monde dans la confidence. Ainsi, Sophie, qui craint pour sa vie, et que ses proches collègues, seules informées des menaces qui pèsent sur elle, accompagnent jusqu’à sa voiture lorsqu’elle est « de soir », regrette d’avoir à compter sur la protection de ses amis et collègues et souhaiterait pouvoir « être seule ». L’isolement social peut en effet venir de la victime elle-même, et singulièrement de la honte dont elle ne peut s’affranchir. Honte qui découle non seulement de la situation de violence subie et de la conscience d’une incapacité à la dénoncer, mais également de la situation de pauvreté ou de dénuement rencontrée par certaines femmes qui cumulent ainsi les handicaps sociaux. Se sentir victime et ne pas pouvoir l’exprimer est une chose. Mais se sentir pauvre et devoir l’expliquer en est une autre. "Je l'aimais. Je sais pardonner. Il a beaucoup souffert": dépendance affective, culpabilisation et empathie Au début, il y a l’amour, inexplicable et mystérieux. – ou le besoin d’amour. Anne, relatant la genèse de la relation, explique ainsi : "C’est vrai que quand je l’ai vu, je l’ai trouvé charmant. (…) Vraiment, il m’a plu. C’est vrai [aussi] que je me suis dit : ‘Je le sens mal. (…) Y’a pas de communication, et y’a quelque chose qui cloche’. Mais, en même temps, j’étais à fond dedans, j’avais besoin à ce moment-là d’être amoureuse…" Les sentiments survivent aux premiers épisodes de violence – et même parfois à de longues années de violences graves. Si on peut accepter celles-ci, c’est parce qu’on croit en l’amour du conjoint, dont la violence apparaît soit comme l’expression pervertie, soit comme un dommage collatéral de l’histoire conjugale. Le renoncement à l’idée de l’amour et d’une affinité qui a paru exceptionnelle peut sembler plus insupportable encore que les coups. La victime exprime parfois une nostalgie des premiers temps de la rencontre – sans doute magnifiés par le souvenir – qui contribue à justifier qu’elle reste auprès du conjoint, car cette nostalgie se conjugue avec l’espoir du retour aux débuts enchantés. Espoir que, dans le cas de Valérie, même dix-huit ans de tortures psychologiques et physiques n’arrivent pas à détruire : "J’ai jamais connu quelque chose d’extraordinaire comme ça. De l’amour, de l’amour, de l’amour. Tout le début était beau, beau, beau, beau, beau. [Bien qu’elle ait subi de sa part de très graves violences, elle espère toujours] que ça allait cesser, que ça allait cesser Oui, il était quand même violent, mais c’est pas tous les jours qu’il était violent, y a des jours il était hyper-violent, d’autres jours moyennement…" Si elle ajoute « ce qui [est] bizarre, c’est qu’il vaut mieux carrément taper que dire des choses… »,c’est que les insultes visent généralement à saper cette idée de l’amour, à désenchanter le souvenir des premiers temps de la relation amoureuse et cette relation elle-même. D’autres veulent toujours croire au « bon fond » de l’homme qu’elles ont choisi. Jeanne, par exemple, consciente de chercher à l’excuser, répète son respect pour cette forte personnalité, qu’elle a pourtant quittée dans l’urgence pour « sauver sa peau » : "Je crois à son fond, à son bon fond. J’ai toujours espoir que le bon fond resurgira et qu’il suffit que sa vie soit meilleure, que son patron s’améliore, qu’il ait moins de stress au travail, qu’il redevienne ce qu’il doit être. C’est-à-dire que j’accuse le milieu environnant pour... comment dire, pour expliquer son comportement." Ne pas accepter mais « passer dessus », « supporter », sont bel et bien des choix (certes des choix « seconds », des « moindres maux ») faits par ces femmes. Ce faisant, elles se positionnent comme de véritables actrices de leur vie : elles ne sont pas seulement passives, occupées uniquement à subir. Au contraire, « supporter » implique une connaissance éclairée de la situation, « passer dessus » suppose une indulgence qui, en tout état de cause, est le produit de la conscience. Il ne s’agit pas de consentement à la violence subie, mais plutôt d’un réflexe de résistance passive. Une telle perspective, de « faux consentement », de « consentement apparent », de « consentement de second choix », permet de raisonner autrement qu’en termes d’aliénation et de déni à propos de « l’acceptation » de la violence par les femmes qui en sont victimes. Intériorisation et culpabilisation Le sentiment d’impuissance, d’incapacité à empêcher la violence, est associé à des mécanismes de culpabilisation qui résultent certes de l’emprise exercée par le conjoint, lequel rend souvent la femme responsable de ses propres accès de violence, mais proviennent parfois aussi d’éléments biographiques antérieurs à la relation. Alexie évoque ainsi la violence de son père qui terrorisait le voisinage. S’il la frappait, suggère-t-elle, c’est en raison de ce qu’elle pense être : une fille au caractère difficile. Plus tard, gravement maltraitée par son ami, elle déposera une plainte, mais estimera que cela ne valait pas le coup d’aller plus loin – on pourrait penser qu’un nez cassé, deux yeux au beurre noir, des coups de poing au visage administrés devant leur fils de dix ans valaient justement « le coup ». Mais la perspective de faire souffrir la mère de son ami en entamant contre celui-ci une procédure judiciaire provoque une culpabilisation déjà repérée dans le récit de son enfance et qu’elle reconnaît avec hésitation : « Peut-être… peut-être que je me suis culpabilisée ». L’auto-censure forme une barrière interne très difficile à franchir, notamment quand elle repose sur des croyances religieuses ou sur l’intériorisation de valeurs morales, propices à la culpabilisation. Le « J’aime pas voir les gens souffrir » d’Alexie appartient au même champ idéologique que le « Je ne suis pas une haineuse », véritable leitmotiv de Valérie, catholique très croyante, qui exprime avec véhémence son refus de la rancœur et son souci du pardon : "Ni vengeance, ni vengeance, parce que je suis pas une haineuse et c’est ça que je lui dis. Parce que je serais une haineuse que je ne vivrais pas à l’heure actuelle. C’est vrai, je ne suis pas haineuse. J’ai jamais ressenti un truc comme ça. Non, au contraire, je sais pardonner." Ce n’est pas « la honte » qui la retient, dit-elle, mais le souci de « protéger tout le monde ». Y compris l’agresseur. Le refus catégorique de la haine ou de sentiments négatifs fonctionne comme un mécanisme de survie, qui a cependant ses limites. La dégradation morale que représente pour elle le fait de s’être engagée dans une relation qu’elle qualifie de « débauche » joue aussi dans cette hésitation. Si, pour Sophie, il s’agit d’un épisode biographique en contradiction avec toutes ses valeurs morales et religieuses, Danièle impute la dégradation de la relation et son incapacité à faire cesser les violences à sa personnalité même : "Depuis petite, je me bats, depuis petite, je me bats, donc si je ne peux pas, si je n’arrive pas, c’est de ma faute." L’auto-culpabilisation « Peut-être que cela vient de moi » – ouvre parfois la voie à l’empathie souvent manifestée par les femmes à l’égard de leur conjoint violent. L'empathie Les enquêtées présentent souvent leur conjoint comme ayant vécu une enfance difficile, parfois à cause de leur mère, mais plus souvent à cause de leur père : il a été physiquement ou verbalement maltraité par celui-ci, ou confronté à la violence qu’il exerçait sur la mère. Elles assimilent donc ses comportements violents à un habitus, qui lui interdirait la possibilité de se maîtriser. La répétition intergénérationnelle de la violence est admise comme un facteur explicatif, parfois suffisant. L’éducation (sous-entendu la bonne éducation) qu’il n’a pas reçue, les relations, trop proches ou trop difficiles, qu’il a eues avec ses parents, fournissent ainsi aux femmes une importante clé de lecture : "Je ne peux pas dire qu’il est fautif à 100 %, ça vient aussi de son éducation. Il a beaucoup souffert aussi avec ses parents qui l’ont tapé. C’était l’aîné, il a eu à gérer beaucoup de choses. Il est à plaindre… "(Danièle) "Il est plutôt renfermé, dur… C’est l’éducation qu’il n’a pas eue. (…) Il ne me dit pas tout, mais je vois, je le sens. Il ne me dit pas tout. Mais je pense, je pense qu’il y a eu beaucoup de souffrance, je pense, à la façon dont il est avec moi. " (Stéphanie) "Il n’a pas de… Je ne sais pas si c’est de l’éducation qu’il n’a pas, il n’a pas de tendresse… " (Vanessa) Elles imputent ainsi généralement l’absence de dialogue au silence que l’homme tient à conserver sur ses propres souffrances et attendent longtemps la parole libératrice, pour elles, mais aussi pour lui, comme en témoignent les propos de Jeanne, aujourd’hui séparée : "Je suis déçue du comportement, mais pas de la personne. Déçue du fait qu’il n’ait pas trouvé d’autres moyens pour s’exprimer. Et, souvent, je me suis dit que quand il arrivait à me violenter physiquement, c’est pas moi qu’il voulait violenter, puisqu’après, dans son discours, il y avait beaucoup de regrets. Mais c’est tout un système, tout un tas de choses qui l’ennuient. C’est pas pour le justifier, c’est juste pour montrer que... J’aurais bien voulu un jour qu’il admette qu’il n’est pas tout-puissant. (…) Qu’il demande de l’aide et qu’il arrête de se croire tout-puissant, ce n’est qu’un être humain. Et, au lieu de tout faire porter à lui-même, à sa famille, qu’il partage un petit peu avec des gens qui sont compétents pour ça. Qu’il se libère un petit peu, quoi." Les causes immédiates de la violence sont souvent trouvées dans la jalousie maladive et l’alcool, qui, en paralysant la volonté de leur conjoint, atténueraient sa responsabilité, et dont certaines désirent le libérer, escomptant que leurs propres qualités et leur amour suffiront à le tirer du gouffre. Anne espérait ainsi : "Qu’il allait changer, je pensais que j’allais pouvoir l’améliorer (…) le guérir. (…) Ça ne me faisait pas peur, parce qu’il était blessé par la vie, ça ne me faisait pas peur parce que j’espérais que notre amour, cet amour-là…" La rupture est d’autant plus douloureuse qu’il faut reconnaître qu’aussi exceptionnel fût-il, « cet amour- là » a échoué…. La justification de la violence par une approche culturaliste contribue effectivement à déresponsabiliser le conjoint, lequel rappelons-le, bénéficie déjà souvent de l’empathie de la femme et de l’excuse de l’habitus, et met en lumière la difficulté à considérer l’homme violent comme un sujet capable de réflexion et d’autonomie affective et intellectuelle : incapable de surmonter ses traumatismes, pris dans la nasse de la réputation, ne pouvant construire finalement une personnalité propre capable de s’exprimer autrement que par la violence. En définitive, chacun lutte à sa façon, dramatique et incertaine, dans un rapport de force généré par la peur éprouvée par chacun d’être destitué des postulats sociaux attachés à son genre : peur pour les hommes d’être dominés par les voix des femmes, qui essaient constamment de communiquer leurs besoins et qui ont la légitimité culturelle pour le faire, peur pour les femmes de perdre leur statut respectable de bonne conjointe, de bonne mère, et parfois de bonne fille.
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