23 octobre 2016
Haïti - Moron après Matthew Le Monde.fr | Publié le 22 octobre 2016 Par Patricia Jolly (Moron, envoyée spéciale, Haïti) A la porte de la petite église La Croisade, deux policiers armés de fusil et encagoulés sous leur casque de combat montent la garde. Mieux vaut pour eux garder l’anonymat. Dix jours après le passage de l’ouragan Matthew et ses vents de 230 km/h sur leur petite République d’Haïti, dans la nuit du 3 au 4 octobre, ils assurent le maintien de l’ordre lors d’une distribution de produits de première nécessité à Moron, dans le département de la Grande-Anse, un des plus touchés du pays. C’est peu dire que leur mission est délicate. La commune est située à une trentaine de kilomètres, soit une heure de mauvaise route non goudronnée, de Jérémie, principale ville de la Grande-Anse, dévastée elle aussi. A l’intérieur de la nef de l’église, des responsables de l’ONG américaine Care, aidés d’élus locaux, ont poussé bancs et prie-dieu pour entasser du matériel d’aide d’urgence extrait de deux camions de taille modeste. Il y a là quatre cents bâches de protection, munies des cordelettes qui serviront à les fixer sur ce qui reste des maisons en ruines, et deux cents kits hygiéniques : des seaux en plastique à couvercle garnis de brosses à dents, dentifrice, papier toilette, protections périodiques, pains de savon et de lessive. Ils contiennent aussi des pastilles de chlore pour désinfecter l’eau car le choléra fait des ravages. Les travailleurs humanitaires le savent aussi bien que la marée humaine qui fait le siège du petit édifice religieux : le compte n’y est pas. Seule une dérisoire fraction des 4 985 familles habitant la commune sera servie – chichement – lors de cette distribution effectuée en accord et en collaboration avec le centre d’opération d’urgence départemental (COUD), l’autorité haïtienne qui coordonne localement les aides. La toute blanche église La Croisade et les trésors qu’y a entreposés Care font donc aux Moronais l’effet d’une véritable caverne d’Ali Baba. Et le verset du livre des lamentations de l’Ancien Testament calligraphié sur un de ses murs – « Il est bon d’attendre en silence le secours de l’Eternel » – sonne désormais à leurs oreilles comme une provocation. Sur le perron, un responsable haïtien égrène dans un porte-voix des noms de famille alignés sur une liste manuscrite. A l’énoncé de chacun d’entre eux s’élèvent des cris de protestation et de déception. Pour éviter les choix arbitraires, la liste des bénéficiaires a été suggérée par la mairie et des représentants des différents quartiers de la ville. « Elle a été validée en fonction de critères de vulnérabilité des uns et des autres, explique Jean-Michel Vigreux, le directeur de Care en Haïti. La priorité est, par exemple, donnée à des familles d’orphelins élevés par leur seule grand-mère ou aux personnes handicapées. » Moron et ses hameaux s’étirent dans un couloir forestier entre la chaîne montagneuse de Plymouth et la rivière de la Grande-Anse, qui se jette dans le golfe de la Gonave au nord de la péninsule. Il faisait plutôt bon y vivre jusqu’ici. Les 25 000 habitants – selon la dernière estimation effectuée en 2003 – mangeaient à peu près à leur faim. Mais l’ouragan Matthew a bouleversé leur existence pour un bon moment en réduisant à néant les plants de café et de cacao, les arbres à pain, les ignames, le manioc, les patates douces, les malangas… En un mot, tout ce qui faisait de la région le grenier d’Haïti et leur apportait quelques revenus. « Le Bondye (Bon Dieu en créole) nous a joué un sale tour », lâche Milien, un adolescent, incrédule. Comme Milien, bon nombre d’habitants se convainquent que l’ouragan est un châtiment divin. Matthew a barbouillé d’une fange brune le paysage d’un vert luxuriant laissant derrière lui un décor d’apocalypse. En route vers la Floride, il a démonté les murs des frêles habitations comme on joue au chamboule-tout, chiffonné dans son poing rageur leurs pauvres toits de tôle ondulée, et éparpillé les troncs d’arbres arrachés comme les bâtons d’un jeu de Mikado géant. Il a du même coup gommé les différences d’âge, d’état physique ou de niveau de ressource. « Le problème, c’est que tout le monde se trouve quasiment au même niveau de détresse, note M. Vigreux. Or l’état des routes ne nous permet d’acheminer l’aide qu’avec de petits camions, qui ne contiennent pas plus de 200 kits et 400 bâches. De trop petites quantités. Depuis le passage de la tempête, tout est bon à prendre pour les sinistrés, et tout le monde veut tout, tout de suite. La foule compacte s’agite dans une formidable cacophonie. Les visages trahissent la peur de manquer, les regards traduisent la lassitude et la colère, et les bras se tendent désespérément vers l’entrée du bâtiment. Une vieille femme appuyée sur une canne, excédée, tente de forcer le passage, aussitôt imitée par un jeune homme. Ce dernier est rudement repoussé, et la grand-mère rabrouée. Vérifications faites, on leur consent le passage. Ils soupirent d’aise en récupérant le précieux chargement, qu’ils emportent juché en équilibre sur leur tête. Les distributions se font graduellement et en quantité limitée afin d’éviter le gaspillage, mais également pour s’assurer que les articles distribués seront dûment utilisés par ceux qui les reçoivent, et non revendus sur le marché local. Ceux qui ne seront pas servis devront patienter jusqu’au retour des véhicules de Care, le surlendemain. Non sans croiser les doigts en espérant que d’autres ONG seront également dépêchées ici par le COUD, selon un planning parfois difficile à comprendre. Le système de distribution d’aides étrangères est en effet ralenti par le manque d’effectifs des forces de l’ordre, dont la présence est indispensable pour prévenir émeutes et pillages. Ceux-ci, dénoncés notamment par le Programme alimentaire mondial (PAM), se sont multipliés dans ce département de la Grande-Anse, le plus affecté de la République d’Haïti par Matthew avec celui du Sud. « Nous avons décidé de surseoir à certaines distributions en attendant que les unités de police et de la Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, déployée depuis 2004] soient un peu plus disponibles », reconnaît M. Vigreux. Chauffeur pour Médecins du monde et enfant de Moron, Flaubert Lussaint, 45 ans, assiste à la distribution avec un calme olympien. « Il y a tant de dégâts ici qu’on ne pourra jamais donner suffisamment de matériel aux gens pour tout reconstruire », estime-t-il. Le nom de son père, âgé de 73 ans et sinistré dans un hameau à flanc de colline, ne figure pas sur la liste. Sa maison détruite, il a été recueilli par une sœur et un neveu et n’est pas considéré comme un des sinistrés les plus nécessiteux. Flaubert se garde bien de s’en insurger. « Personne ne comprendrait que je réclame un kit d’aide d’urgence alors que je travaille pour une ONG, explique-t-il. J’attends la fin du mois et mon salaire pour acheter à mon père ce dont il a besoin. Il a survécu, c’est déjà beaucoup. » Installé avec son épouse et leur fillette de 6 mois à Jérémie, Flaubert a dû se réfugier chez ses voisins quand l’ouragan Matthew a balayé sa maison. En plus de subvenir aux besoins de son père, il doit chiffrer les réparations à réaliser chez lui. Cet électricien de formation explique pourtant être considéré par ses amis d’enfance comme un « privilégié » puisqu’il occupe un emploi salarié. Cela lui vaut d’être régulièrement sollicité par les uns et les autres. «Je n’ai pas d’économies, dit-il, mais je donne quand même ce que je peux, surtout à la rentrée des classes, quand les enfants ont besoin d’uniformes et de manuels scolaires. » A Moron, les élèves ont abandonné leur uniforme. Leurs livres, délavés par les pluies torrentielles, gisent dans les fossés. Ils sont privés d’école jusqu’à nouvel ordre, puisque l’ouragan a détruit leurs classes et, pour l’heure, ça ne leur déplaît pas. Ils ne perdent pas une miette du manège dans l’église. En grappes, à l’extérieur, ils pressent leurs bouilles rondes fendues de sourires inaltérables contre ses murs ajourés pour mieux voir. « Blanc ! Mon Blanc ! Viens voir ! », nous interpellent-ils. Le lieu n’étant guère touristique, la présence des Blancs est à la fois synonyme de catastrophe et d’assistance. Relativement épargnée par le séisme de janvier 2010 dont on estime qu’il a causé 250 000 décès, la région paie cette fois un lourd tribut. Comme souvent en Haïti, il faut se contenter d’estimations. Selon un bilan très provisoire et optimiste des autorités, Matthew aurait fait 546 morts et 128 disparus. Il y aurait, à Moron, « plusieurs dizaines de morts », selon un élu. « Pas mal de gens vivent dans les collines tout autour dans des endroits seulement accessibles à pied et parfois à plusieurs heures de marche, explique Jean-Kith Dely, coordinateur d’un programme de santé maternelle dans le département pour Médecins du monde. Ils n’avaient aucun endroit pour s’abriter et ont pu être emportés par le vent. On ne retrouvera leurs corps que dans plusieurs mois, peut-être même jamais. » Au centre de santé de Moron, Jean-Louis Adkub, administrateur depuis 2007 de la structure, tend une main vide de toute énergie. « L’Etat national n’a pas encore daigné apparaître à Moron, déplore-t-il. Une simple visite, ce serait pourtant tellement… » Il souhaiterait dire de vive voix à la ministre de la santé publique et de la population, le Dr Daphnée Benoît Delsoin, qu’héberger trente-six patients dans un hôpital de campagne qui ne dispose que de six lits, ça n’est vraiment pas raisonnable. Il voudrait aussi lui montrer le petit bâtiment, aujourd’hui en ruines, qui sert d’ordinaire à isoler les malades atteints du choléra, qui fait rage depuis l’ouragan. Tous les patients, quelle que soit leur pathologie, sont rassemblés dans la galerie du centre sur des banquettes de fortune ou par terre sur des cartons humides des averses lourdes et tièdes qui se succèdent. Leurs proches sont relégués à l’extérieur pour limiter au maximum la chaîne de contamination. « Ces patients-là reçoivent des soins, explique M. Adkub, mais ceux des hameaux des collines et montagnes n’ont rien. Ils vont mourir là-haut. » L’OMS a recensé près de 800 cas de choléra dans le pays depuis le passage de l’ouragan, dont près de 200 dans le département de la Grande-Anse. A défaut de celui des dirigeants politiques, Jean-Louis Adkub assiste avec lassitude au ballet des représentants d’ONG. Chacune d’entre elles entend en effet établir sa propre évaluation des dégâts, au risque que celle-ci soit redondante et inutile. L’administrateur du centre de santé le sait : certaines de ces organisations, qu’il ne voit d’ordinaire jamais par ici et qui ont débarqué juste après l’ouragan, promettent monts et merveilles aux autorités sanitaires supposées coordonner l’aide internationale. Et, plutôt que de se reposer sur les ONG implantées de longue date dans la région, ces autorités, tentées, tergiversent. Cette surenchère ralentit leurs prises de décisions et paralyse le début d’une reconstruction si urgente. r http://www.lemonde.fr/grands-formats/visuel/2016/10/22/haiti-moron-apres-matthew_5018638_4497053.html#j69AzAiBd1RDlYpM.99 Depuis le passage de la tempête, tout est bon à prendre pour les sinistrés, et tout le monde veut tout, tout de suite. La foule compacte s’agite dans une formidable cacophonie. Les visages trahissent la peur de manquer, les regards traduisent la lassitude et la colère, et les bras se tendent désespérément vers l’entrée du bâtiment. Une vieille femme appuyée sur une canne, excédée, tente de forcer le passage, aussitôt imitée par un jeune homme. Ce dernier est rudement repoussé, et la grand-mère rabrouée. Vérifications faites, on leur consent le passage. Ils soupirent d’aise en récupérant le précieux chargement, qu’ils emportent juché en équilibre sur leur tête. Les distributions se font graduellement et en quantité limitée afin d’éviter le gaspillage, mais également pour s’assurer que les articles distribués seront dûment utilisés par ceux qui les reçoivent, et non revendus sur le marché local. Ceux qui ne seront pas servis devront patienter jusqu’au retour des véhicules de Care, le surlendemain. Non sans croiser les doigts en espérant que d’autres ONG seront également dépêchées ici par le COUD, selon un planning parfois difficile à comprendre. Le système de distribution d’aides étrangères est en effet ralenti par le manque d’effectifs des forces de l’ordre, dont la présence est indispensable pour prévenir émeutes et pillages. Ceux-ci, dénoncés notamment par le Programme alimentaire mondial (PAM), se sont multipliés dans ce département de la Grande-Anse, le plus affecté de la République d’Haïti par Matthew avec celui du Sud. « Nous avons décidé de surseoir à certaines distributions en attendant que les unités de police et de la Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, déployée depuis 2004] soient un peu plus disponibles », reconnaît M. Vigreux
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