Gessica Généus : «Freda, c'est Haïti, une terre de douleur et de traumatismes...»23 novembre 2021
Gessica Généus : «Freda, c'est Haïti, une terre de douleur et de traumatismes...» Le Figaro.fr | Publié le 13 octobre 2021 | 11:40 Par Olivier Delcroix INTERVIEW - La réalisatrice d'origine haïtienne, dont le premier film a été sélectionné à Cannes, revient sur les raisons pour lesquelles son long-métrage dresse une radiographie implacable des cancers qui rongent son pays natal. Elle a 35 ans et possède déjà un parcours incroyable. Gessica Généus a de l'énergie à revendre. Comédienne, romancière et réalisatrice née le 23 décembre 1985 à Port-au-Prince, la réalisatrice de Freda n'a pas encore totalement pris conscience de ce qui vient de lui arriver avec ce premier film, où elle met en scène le quotidien d'une famille haïtienne dans le Haïti d'aujourd'hui. Le film met en scène Esther et Freda, deux sœurs très proches qui habitent avec Janette, leur mère dévote, et leur petit frère dans un quartier populaire de Port-au-Prince. Si Esther est la grande sœur, belle jeune femme destinée à rencontrer un riche mari qui pourra la mettre à l'abri du besoin, Freda se concentre sur ses études d'anthropologie à l'université d'Haïti. Figure matriarcale qui va bientôt révéler ses failles, la mère tient une épicerie sur la rue. C'est de cette modeste échoppe que l'héroïne assiste à la montée en puissance de la colère ambiante, celle du peuple haïtien tiraillé entre espoir et désespoir. En 2002, quand elle a entamé sa carrière en tant que comédienne, elle joue dans Barikad, un mélodrame réalisé par Richard Sénécal. L'engouement populaire la consacre rapidement «star du cinéma haïtien». Mais elle a des choses à dire, d'autres mots à mettre sur les maux de son pays. Après avoir décroché une bourse d'études en actorat à «Acting International», elle s'installe à Paris. Un producteur qui lui conseille alors de se faire la main sur les documentaires, elle réalise Douvan Jou ka leve en 2017. Un premier succès qui la décide à se lancer dans son premier long-métrage Freda... LE FIGARO. - Qu'est-ce qui vous a poussé à réaliser ce premier film ? Gessica GÉNÉUS. - Souvent, nous passons notre vie dans une frénésie du quotidien. La seule façon de regarder vraiment les choses, c'est en prenant de la distance. C'est ce que j'ai fait grâce à Freda. Mon film s'applique à faire une radiographie de cette société haïtienne traumatisée à la fois par les tremblements de terre et la gangrène corruptrice endémique du pouvoir en place. Qui est Freda, l'héroïne qui donne son nom au film? Freda, selon moi, c'est l'inspiration. Nous aspirons toutes à lui ressembler. Le personnage reste connecté à ses valeurs, fidèle à son héritage culturel, même si elle essaie de s'en extirper. Freda symbolise Haïti, une terre de douleurs et de traumatismes où les familles souffrent. C’est le lieu où mon peuple a vécu les pires choses. L'Haïtien d'aujourd'hui est une personne obligée de se recomposer sur une terre qui a vu disparaître ses ancêtres, qui a connu l'esclavage. Freda reste sur cette terre de douleur malgré tout, pour se battre et se reconstruire. Avez-vous fait une avant-première de votre film en Haïti? Oui. Une seule. Et les recettes de cette projection ont été distribuées à une organisation chargée d'aider les victimes du récent tremblement de terre. C'est là que j'ai rencontré des gens extrêmement attachés au personnage d'Esther. Alors que normalement, Haïti est un pays qui lynche ce genre de femmes. Pour quelles raisons? Parce que les Haïtiens se veulent un peuple moral. Ils possèdent une forme de moralité chrétienne complètement aberrante. En réalité, nous sommes dans une si grande précarité qu'il nous est impossible de suivre cette ligne directrice. Les Haïtiens se bercent d'illusions en préférant croire que leurs femmes sont des parangons de vertu qui attendent sagement l'homme idéal qu'elles épouseront. Dans ma famille par exemple, ma grande sœur ressemblait à Freda. Ma mère lui disait qu'elle devait travailler dur pour y arriver. Alors qu'avec moi, parce que j'étais belle selon elle, elle tenait un tout autre discours, me disant que je n'avais pas besoin de travailler pour m'en sortir. Ce discours vous a-t-il fait du mal? Oui. Même si ma mère aimait autant ma sœur que moi. En fait, dans le film, la beauté d'Esther est une prison. Ce riche sénateur qui va la loger et la nourrir, va en faire son esclave. C'est une femme encagée. J'ai plein d'amies comme ça, qui ne sont même plus capables de sortir de chez elle. Elles n'ont rien d'autre à faire que de fonder un foyer, faire le ménage et la cuisine. Elles ne peuvent même plus sortir. Leur vie est une cage dorée peut-être. Mais une cage. D'où vient ce nom de l'héroïne ? Dans la mythologie du vaudou, Freda est le nom d'une déesse, avec une partie plus sombre Dantor. Freda est la déesse maternelle, sensuelle, sexuelle, qui aime les hommes et qui aime jouir de la vie. Dantor est plutôt la protectrice des marginaux. C'est la guerrière enragée. Cette dualité existe dans mon personnage, incarnant ces deux facettes de la femme haïtienne. En prénommant mon héroïne Freda, je la rapproche d'une féminité plus lumineuse empreinte d'espoir. Le fiancé de Freda possède une maison dont les murs ont été en partie détruits par un tremblement de terre. Pourquoi ne cherche-t-il pas à reboucher les trous? Freda voudrait colmater les brèches, mais lui ne le veut pas. Chacun réagit différemment face au choc qu'il a subi. Certains veulent le dissimuler. D'autres veulent le regarder en face. C'est peut-être ces béances dans les murs de sa maison qui poussent ce jeune homme à partir, à quitter le pays. Il y a trop de fragilités en Haïti. Toutes ne peuvent pas être réparées. Vous avez fait des études d'architecture. Cela se voit notamment dans la manière dont vous filmez la boutique de la famille. Il s'agit toujours du même cadre, un cadre rassurant... Quand les choses ne sont pas alignées, cela me perturbe (Rires). Je suis née dans le chaos et j'ai un besoin constant d'ordre. Il me faut imposer cela dans les plans que je tourne me donnant l'illusion de contrôler ma vie. Pourquoi avez-vous décidé d'étudier l'architecture? Tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'études de cinéma. On me refusait toujours les bourses d'études. Même si je n'avais pas les moyens, j'ai quand même voulu faire des études supérieures. À un moment donné, ma mère m'a dit : “Il faut que tu aies un plan B”. Quand j'ai pu m'inscrire pour un cycle de quatre ans en école d'architecture, je me suis dit que cela pourrait m'aider dans mon rapport à l'image, pour les décors. Hélas, je n'ai pas pu finir le cycle, car l'école s'est effondrée au cours de ma quatrième année. C'est à cette époque-là que j'ai enfin reçu une bourse de cinéma. Alors, je suis partie à Paris. D'où est venue votre envie de cinéma? En fait, le premier film que j'ai fait, je l'ai tourné en tant que comédienne. La seule chose que j'ai demandée, c'est si j'allais être payée ! J'avais 17 ans. C'était en Haïti. On avait encore des salles de cinéma. Ça allait, quoi. Le film s'appelait Barikad. Il racontait l'histoire d'un fils de bourgeois amoureux de la femme de ménage. J'ai pris énormément de plaisir à le faire. J'ai fait d'autres films, et de fil en aiguille, j'ai compris que l'on pouvait exprimer beaucoup de choses avec le cinéma. Mais plutôt en tant que réalisatrice et non en tant qu'actrice ! Je n'avais pas envie de passer ma vie à jouer des femmes de ménages. Comment êtes-vous passée du documentaire au long-métrage? Alors que j'étais étudiante à Paris, j'ai rencontré un producteur qui m'a conseillé de passer par le documentaire avant de me lancer dans la fiction. Il avait raison. Cela m'a pris deux ans. L'expérience s'est avérée difficile, car il ne fallait pas de mensonge. Et quand j'ai sorti ce documentaire sur Haïti, Le Jour se lèvera, la majeure partie du public n'a rien compris. Mais moi, j'ai compris que je n'avais plus peur de rien. Après mon séjour parisien, je suis donc retourné en Haïti où j'ai créé ma société de production et j'ai commencé à réaliser des portraits quinze minutes de personnalités haïtiennes. J'en ai fait une quinzaine. Que pensez-vous des films qui ont abordé Haïti avant Freda ? Souvent, les gens citent le film de zombie américain sorti à la fin des années 80, L'Emprise des Ténèbres de Wes Craven, qui s'inspirait d'un ouvrage sociologique The Serpent and the Rainbow de Wade Davis. Ou alors plus récemment, on a cité le film de Bertrand Bonello, Zombi Child, sorti en 2019... J'espère que mon film pourra peut-être changer la donne. Cet univers folklorique du vaudou, vous le mettez également en avant dans Freda , non? Pour moi, le rapport avec le vaudou est complètement différent, parce que chez nous il est partout. On le vit. Il est dans l'air. Le réduire à du folklore, me fait doucement rire. C'est beau, ça fait peur, mais c'est exagéré. Si on va en Haïti en utilisant cette perspective, on va avoir peur tout le temps. Notre peuple est à ce sujet un peu bipolaire, sur le plan culturel. Le jour il va à l'église et le soir, il assiste à une séance de vaudou. Avec Freda , n'êtes-vous pas devenu en quelque sorte le porte-voix d'Haïti. N'est-ce pas une charge trop lourde sur vos épaules? C'est vrai. D'autant que je l’ai fait sans en avoir l'intention. J’ai réalisé ce film parce que j'en avais besoin. C'était pour moi comme une nécessité intérieure. Après, ce sont un peu les Haïtiens qui ont décidé de faire de moi leur porte-parole... Personnellement, je veux rester capable de faire des films sur mon pays, en toute liberté. Quel est votre prochain projet? Mon nouveau film s'appelle Marie-Madeleine. J'ai envie d'aborder, toujours en Haïti, la manière dont nous gardons nos vices cachés.
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