« En Haïti, nous savons ce qui peut réussir : renforcer les institutions locales et travailler avec elles »6 mai 2024
« En Haïti, nous savons ce qui peut réussir : renforcer les institutions locales et travailler avec elles » Le Monde.fr | Publié le 4 mai 2024 | 07h00 Par Jean-Michel Hauteville (Fort-de-France, Martinique, correspondant) Chercheur au Center for Economic and Policy Research, cercle de réflexion basé à Washington, Jake Johnston s’est rendu à maintes reprises en Haïti depuis le séisme dévastateur de 2010. Il est l’auteur de l’ouvrage Aid State. Elite Panic, Disaster Capitalism, and the Battle to Control Haiti (St. Martin’s Press, 372 pages, non traduit) qui dénonce les échecs et les pièges de la politique d’aide internationale envers ce pays caribéen. Votre livre fait le constat de l’échec de l’aide internationale en Haïti, que vous comparez à un piège. Pourquoi ce constat si sévère ? Ce que nous voyons en Haïti, depuis plusieurs décennies, ce sont des politiques d’aide qui ont largement contourné l’Etat, les associations locales, les organisations citoyennes, et qui ont créé une sorte d’Etat parallèle externalisé. Non seulement cette assistance n’a guère produit les résultats escomptés pour le peuple haïtien, mais elle a également eu des effets politiques à long terme, en éloignant la population des autorités publiques. Et cela alimente une dynamique qui a toujours été présente en Haïti, depuis la guerre d’indépendance jusqu’à nos jours, à savoir que l’Etat n’a jamais été réellement représentatif de la majorité de la population. Pour ne rien arranger, le soutien constant des acteurs internationaux à des régimes non démocratiques en Haïti a érodé toute notion de démocratie souveraine. Il en résulte un effondrement de la foi dans les institutions et ce sentiment répandu, dans le pays, que les acteurs extérieurs ont toujours le dernier mot. Vous affirmez que les résultats de l’élection présidentielle de 2010-2011 ont été truqués à la suite d’une ingérence directe de Washington. Pourquoi les Etats-Unis sont-ils intervenus ? Cette élection s’est déroulée après le séisme catastrophique de janvier 2010, qui a causé plus de 200 000 morts et un million de déplacés. Les conditions dans lesquelles ce scrutin devait se dérouler étaient extraordinairement difficiles. Pourtant, les bailleurs de fonds internationaux ont insisté pour que l’élection ait lieu, coûte que coûte. Il était important, à leurs yeux, d’installer au pouvoir un interlocuteur avec lequel ils pourraient travailler pour superviser des milliards de dollars de dons destinés à la reconstruction. Le scrutin, comme beaucoup l’avaient prédit, a sombré dans le chaos : le jour du premier tour, des milliers d’électeurs n’ont pas trouvé leur nom sur les listes électorales, provoquant des manifestations. Pourtant, la communauté internationale s’est obstinée. Les Etats-Unis ont exercé un chantage à la reconstruction sur les autorités haïtiennes pour que Michel Martelly figure au second tour du scrutin, alors qu’il était arrivé troisième. Il a été élu au second tour, le 20 mars 2011. Le degré d’influence exercée en coulisse par les diplomates sur le processus démocratique en Haïti était proprement choquant. Vingt ans après son indépendance, Haïti a été contraint, en 1825, de payer une lourde indemnité à la France, l’ancienne puissance coloniale. Nombreux sont ceux qui affirment que cette dette colossale, dont le remboursement s’est achevé dans les années 1940, est l’une des causes du mal-développement du pays. Souscrivez-vous à ce point de vue ? Cette dette a eu pour conséquence un siècle d’extraction financière : cela a eu un impact significatif sur la trajectoire de développement du pays. Par exemple, pour remplir ces obligations, les dirigeants d’Haïti, au XIXe siècle, ont cherché à recréer le système des plantations tournées vers l’exportation. A bien des égards, ce modèle économique, fondé sur le travail faiblement rémunéré pour la production de marchandises destinées à l’exportation, reste aujourd’hui le modèle économique dominant en Haïti. Nous voyons donc un lien direct entre ces politiques mises en place il y a deux siècles et le présent. La capacité d’Haïti à tracer sa propre voie de développement a toujours été limitée. Plus récemment, en 2003, le président Jean-Bertrand Aristide a commencé à réclamer des réparations à la France, pour compenser cette indemnité, et a avancé le chiffre de 21 milliards de dollars [19,6 milliards d’euros] – un chiffre similaire à celui de l’enquête du New York Times de 2022 –, avant d’être renversé pour la deuxième fois. L’ancien ambassadeur de France en Haïti Thierry Burkard, cité dans cet article, considère que la demande de remboursement a peut-être quelque chose à voir avec ce coup d’Etat. La dictature des Duvalier [1957-1986] est restée dans les mémoires pour la violence des « tontons macoutes », précurseurs des gangs actuels. Voyez-vous d’autres effets durables de cette période ? Les Duvalier, père et fils, sont restés au pouvoir pendant vingt-neuf ans. La première chose à comprendre, c’est qu’il est peu probable qu’ils aient pu s’y maintenir aussi longtemps sans le soutien de la communauté internationale. Car la principale préoccupation des Etats-Unis était d’empêcher la contagion communiste dans les Caraïbes et, justement, la proximité géographique entre Haïti et Cuba inquiétait Washington. Par ailleurs, le régime des Duvalier était extrêmement répressif. Pourtant, cette ère n’a pas permis l’émergence d’un Etat plus fort, car les institutions étatiques constituaient une menace pour le pouvoir des Duvalier, qui s’appuyait essentiellement sur l’institutionnalisation de la répression, de la terreur, de la corruption et du clientélisme. Il y a certes eu une modeste croissance économique durant cette période, mais au lieu de renforcer des structures étatiques, les Duvalier ont essentiellement externalisé la politique de développement et les services publics aux ONG, aux banques multilatérales, aux bailleurs de fonds étrangers. A bien des égards, cette époque a marqué le début de cette dynamique d’Etat sous perfusion, dépendant de l’aide internationale. Bien entendu, l’institutionnalisation de la violence politique a eu, elle aussi, un effet durable. Vous mettez surtout en cause les acteurs internationaux. Est-ce à dire que les élites haïtiennes sont moins coupables des maux dont souffre le pays ? C’est un point très important qui mérite d’être clarifié. Lorsque nous parlons de la politique américaine ou de la politique internationale à l’égard d’Haïti, il ne s’agit pas seulement d’une critique de ces acteurs internationaux, mais aussi des membres de l’élite politique locale, qui mettent en œuvre ces politiques, au nom de ces puissances extérieures ou en coordination avec elles. Mon livre porte vraiment sur ce lien entre l’élite locale et ces puissances étrangères qui décident de tout qui se passe en Haïti, et qui agissent directement contre l’intérêt de la majorité de la population. D’ailleurs, régulièrement, la classe dirigeante haïtienne, lorsqu’elle est menacée, n’hésite pas à se tourner vers ces puissances étrangères pour qu’elles interviennent, afin de protéger ses intérêts. Et la communauté internationale se montre toujours parfaitement disposée à intervenir. L’élection de Jean-Bertrand Aristide a été un éphémère espoir démocratique. Voyez-vous une signification à cette phase de l’histoire récente d’Haïti ? Il est très important de se remémorer cet épisode de 1990. Il y a trente-quatre ans, les Haïtiens ont parfaitement compris ce qu’était la démocratie. Ils sont allés voter en masse pour la personne qui, selon eux, les représentait. Ce que les Haïtiens ont montré à maintes reprises, c’est que, dès lors qu’ils sont en mesure de prendre en main leur destinée, ils savent comment s’y prendre. C’est lorsqu’on les en empêche que les problèmes apparaissent. Il est intéressant de noter que, depuis 1990, la population haïtienne a quasi doublé. Et, pourtant, aucun président haïtien autre qu’Aristide n’a jamais obtenu un million de voix lors d’une élection présidentielle. Cela en dit long sur la mobilisation du peuple haïtien à l’occasion de ce scrutin. Hélas, huit mois plus tard, un coup d’Etat militaire soutenu par la CIA renverse ce président démocratiquement élu. L’intervention d’une force multinationale, sous l’égide de l’ONU, est attendue depuis octobre 2022. L’opinion haïtienne semble d’avis qu’un soutien étranger est nécessaire pour sortir de la crise, mais craint aussi que les erreurs du passé se répètent. Qu’en pensez-vous ? Cette intervention étrangère en préparation a été présentée comme quelque chose de bref et uniquement en soutien à la police nationale haïtienne. Mais, si elle devait avoir lieu, il est peu probable, à mon sens, qu’elle se déroule de cette manière. A Washington, le fait que ce serait le début d’une nouvelle opération de maintien de l’ordre en Haïti sur le long terme, avec la présence de troupes étrangères pendant de nombreuses années, est un secret de Polichinelle. Et cela ne fait l’objet d’aucun débat. De plus, voilà un an et demi qu’on nous a dit que cette intervention est imminente et nécessaire. Il aurait mieux valu passer tout ce temps à soutenir la police, à renforcer la capacité des Haïtiens à se protéger, au lieu de ne parler que de cette hypothétique intervention étrangère, dont le succès, d’ailleurs, sera loin d’être assuré. Mais nous savons ce qui peut réussir en Haïti : renforcer les institutions locales et travailler avec elles. Je pense que c’est vrai sur le long terme, mais nous devons comprendre que c’est tout aussi vrai dans l’immédiat, en ce sens qu’aucune force étrangère ne débarquera dès demain à Port-au-Prince. Enfin, la situation sécuritaire ne pourra pas être réglée uniquement par la force. Cet accent mis uniquement sur la force détourne, à mon avis, l’attention sur les enjeux plus globaux qui doivent être abordés, à savoir un contrat social qui doit être réparé, et une réflexion beaucoup plus globale à mener sur le rétablissement de la justice et de la paix en Haïti. Le conseil présidentiel de transition, pour succéder au premier ministre haïtien Ariel Henry, qui a démissioné le 11 mars, n’a été installé qu’au bout de six semaines. Croyez-vous que cet organe de gouvernance sera en mesure de céder la place, comme prévu, à un gouvernement élu d’ici à février 2026 ? L’idée d’un conseil présidentiel avait d’abord été proposée par la société civile haïtienne comme organe de contrôle du pouvoir d’Ariel Henry. Cette proposition avait été rejetée par la communauté internationale, qui a fini par changer d’avis, après deux ans, en raison de la dégradation de la situation en Haïti. Ce temps perdu a eu pour conséquence que le processus de formation de ce conseil présidentiel est devenu beaucoup plus tortueux. En outre, si la légitimité de ce conseil provient uniquement d’acteurs extérieurs, s’il finit par organiser des élections dans la précipitation, sans l’adhésion indispensable du peuple haïtien, le résultat risque d’être une plus grande instabilité politique, et non une démocratie durable. Ce conseil pourrait être une chance, mais ce n’est pas la panacée.
0 Comments
|
Archives
April 2024
Categories |